Résister à la cruauté du monde
Demain 8 juillet, le philosophe Edgar Morin aura 98 ans. C’est sans
doute l’homme que j’admire le plus. Je considère comme un immense privilège le
fait d’avoir été pendant près de vingt ans son éditeur. Et son ami. Or, je
viens de recevoir son nouveau livre dont le titre, à lui seul, souligne la
hauteur de vue : « La Fraternité, pourquoi ? Résister à la cruauté du monde »
(*)
J’ai lu et relu ce texte avec émotion. Minuscule par son format et le
nombre de pages, ce livre est immense par le contenu de sa réflexion. C’est un
condensé éblouissant des combats que mène depuis toujours ce lanceur d’alertes
planétaire. On aimerait que les responsables politiques, qu’ils soient de
gauche, de droite, du centre ou « en marche », prennent une heure pour lire ces
pages. Y compris notre président de la République. Ils comprendraient pourquoi
il est urgent de « changer de voie ».
La technocratie faussement savante est comme une grande machine «
obsédée par la recherche obsessionnelle et démente des maxima ». Or,
ajoute-t-il, « l’obsession du profit n’est nullement une expression de la
raison d’Homo sapiens, c’est une expression de la tendance au délire d’Homo
demens ». Pour mieux comprendre la pensée — et l’espérance têtue — de Morin,
prenons un exemple.
Dans les médias et dans l’opinion, on a fait grand cas (avec raison)
du gros ouvrage de Jérôme Fourquet « L’Archipel Français ». L’auteur, directeur
du département Opinion de l’IFOP et donc féru de statistiques, y montre de
quelle façon la France une et indivisible d’autrefois s’est métamorphosée en
une infinité d’îles s’ignorant les unes les autres. Chacune d’entre elles
rassemble des gens qui conduisent leur vie à leur façon. Ainsi s’instaurerait
une société multiculturelle de fait, alors que les références culturelles
communes se disloquent.
Morin corrige cette analyse démoralisante, en ajoutant l’élément qui lui
manquait. Il évoque ce qu’il appelle les « oasis de fraternité ». Quiconque
prend la peine d’aiguiser son regard, constate qu’existe aussi dans notre pays
un « bouillonnement d’initiatives privées, personnelles, communautaires,
associatives » qui sont comme des oasis, sinon dans le désert du moins dans la
jungle ». Pour le dire autrement, c’est là que se prépare et se construit la
société de demain. Ce n’est plus dans les partis politiques, même quand ils se
disent « en marche », sans préciser vers quoi.
En quelques pages — jamais polémiques mais toujours clairvoyantes —
Morin énumère nombre d’exemples de ces oasis annonciatrices d’un autre futur
possible. Ce sont autant de résistances à la pensée dominante, celle qui
colonise l’espace politique et nous entraîne vers le désastre. Cela passe par
une réinvention d’une agriculture régénératrice des sols, le refus d’obéir
docilement aux « fake news » de la publicité, le renoncement au jetable au
profit du durable, la multiplication des « fablabs » (laboratoires de
fabrication), le développement du bio, du covoiturage et des co-achats, la
réhabilitation de l’artisanat via le mouvement des « makers » qui, en se
développant, refoulera progressivement le capitalisme vertical, producteur
cupide des objets à obsolescence programmée.
Certains jugerons utopique, pour ne pas dire naïve, cette vision des
choses. Pour penser ainsi, il faut mal connaître l’œuvre de Morin et la façon
dont il est considéré dans le monde entier comme l’inventeur de la « pensée
complexe ». En réalité, il y a plus de pensée dans dix lignes écrites par lui
que dans plusieurs heures d’un discours politico-médiatique indigent.
Quand on travaillait ensemble aux éditions du Seuil, Edgar me
répétait souvent la même formule : « Jean-Claude, nous devons être des
redresseurs d’espérance ! » D’innombrables lecteurs, j’en suis sûr, se
joindront à moi par la pensée pour te souhaiter un bon anniversaire, cher
Edgar.
Et merci pour tout.
(*) Edgar Morin, Le Fraternité pourquoi ? Résister à la cruauté du
monde, Actes Sud, 60 pages, 8 €
Jean-Claude Guillebaud, Sud-Ouest-Dimanche, 30 juin 2019
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