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lundi 28 février 2022

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À partir des mots de Christiane Singer et de la situation de violence qui s’abat sur l’Ukraine menaçant la paix du monde…


Quelle que soit la violence
Qui frappe à la porte de nos maisons
Et qui cherche à entrer,
La fascination que veulent exercer sur nous
Les marchands du néant
Et les gardiens des petits cimetières,
Ne rien céder sur l’urgence d’aimer,
La promesse de tenter l’impossible,
La tâche de prendre soin 
De la parcelle de réel qui nous est confiée,
L’engagement de percer les murs de nos prisons,
La nécessité de renouveler chaque matin 
Le pacte entre la terre et le ciel,
L’obligation de s’en remettre 
À la force rayonnante qui nous habite
Et nous sauve,
L’impératif de s’abandonner encore
À la conspiration de la tendresse
Et de faire œuvre de contagion…

JL 27/02/22







L’URGENCE D’AIMER
Par Christiane Singer.

Le monde ne tient debout que par la conspiration de l’amour. Tout ce qui fait du bruit autour de nous dans le vrombissement des actualités, délimite l’exact périmètre de ce qui n’est pas très important. Si la terre tourne, c’est grâce à ces milliers de gestes d’amour que font des milliers d’hommes et de femmes inconnus et qui renouvellent ce matin le pacte entre la terre et le ciel – malgré tout ! Chaque matin, les hommes et les femmes qui prennent soin de la parcelle du réel qui leur est confiée – leurs enfants, leurs jardins, leurs maisons, leurs enclaves, leurs lieux de travail, « sont en train de sauver le monde sans le savoir » ! (Borges).

Il n’y a qu’à poursuivre cette prodigieuse respiration de la vie – quoiqu’il advienne – jour après jour. Il n’y a qu’à continuer d’aimer de toutes les manières imaginables tout ce qui nous rencontre – sans nous lasser – sans espérance et sans désespérance – aimer seulement.

« Les gens me disent d’être sage. Toi tu me dis d’être fou ». Cette prière de Charles de Foucauld ne m’a jamais quittée. Je l’avais cousue, enfant, dans l’ourlet de ma jupe. Soyons fous. Soyons ces desesperados de l’espoir, ces chevaliers de l’impossible.

Tenter ce qui paraît impossible est la seule chose qui soit à ma mesure !

Laissons tout le reste aux fonctionnaires de l’ordre établi, aux comptables des petits gains, aux gardiens des petits cimetières. Ce n’est pas notre affaire ! Il n’y a rien à craindre : dans chaque regard que je rencontre, je perçois cette force intacte qui attend d’être reconnue pour surgir. Cette dimension rayonnante qui nous habite tous. Le monde rayonne. Le monde est sauvé depuis longtemps.

Que cette nouvelle traverse les murs des prisons ! Faisons œuvre de contagion.

Source : L’urgence d’aimer, Christiane Singer (Éd. Claire vision, 1997)















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vendredi 25 février 2022

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En solidarité avec le peuple ukrainien, ce poème du 22 février 2017…

Nous sommes d'une fraternité
Qu'aucuns murs ne consolent
Ni ne consoleront jamais,
D'une place pavoisée
Aux accents du soleil.

Nous sommes d'un horizon
Dont nul, à force de mensonges, n’avilira la ligne.
Nous sommes d'une ville dont les remparts du ciel
Dessinent des chemins qui s’ouvrent sur la mer.

Sans crainte de nous mêler aux astres 
Nous sommes d'une marée patiente :
Nous avons tant de voiles en partance
Et des amis dans tous les ports.

Sans équipages à nos côtés,
A ne compter que sur nous-mêmes 
Comment pourrions-nous être sûrs,
Et complices de l'azur,
Et fiers de nos fêtes ?

Nous ne coloniserons pas d'autres jardins 
Ni d'autres terres, ni d'autres peuples,
Mais nous les confierons aux vents.
Pour couronner nos fleuves
Nous remettrons leurs bras morts en eaux vives.

Nous dresserons bien hauts les signes de notre avenir
Et ce seront bourgeons, pollens, branches d'avril,
Myriades d'oiseaux
Nous connaissant par notre nom.

Nous ne nous laisserons pas détourner de nos rêves.
Nous serons dans la force du silence,
Aimants avec nous-mêmes,
Patients avec les autres,
Fidèles à notre étoile,
Exacts au rendez-vous !

Jean Lavoué, Paris le 22 février 2017
























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mercredi 23 février 2022

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L'ARBRE CONTEMPLE


Avec l’arbre je m’enfonce 
En ce silence gagné sur la nuit
Vers de lumineuses clairières 
Dans la joie du souffle
Qui fait ployer les cimes.

Je me dresse immobile
Dans l’éclat de la sève
Vers la source dont tout frémit,
Je guette les oiseaux
Tout bas qui se répondent.

M’approchant des lisières,
Je mesure l’espace
Qui s’ouvre à l’infini,
J’y reconnais à tâtons 
L’empreinte nue du vent.

La courbe des nuages
Se conjugue à la voix
Qui doucement se tait,
Les mots ne comptent plus,
Le temps s’immobilise. 

La présence se donne
Dans le sang des bouleaux
Où l’instant se consume,
Les troncs se courbent aussi
Et apprennent à aimer. 

Dans l’assise dressée 
Aux racines éblouies
Les branches se répondent,
L’on se sent invité,
Le cercle s’élargit.

Jean Lavoué, 21 février 2021 
Merci Patrick Jagou pour cette photo de l’arbre-soleil sous la neige !













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mardi 22 février 2022

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En nous aussi existent 
Des saisons insurgées :
Le printemps, par exemple,
Dont nous percevons la venue
Bien avant que n'éclosent
Les premiers bourgeons. 

La sève nous fait signe,
La couronne des arbres
Semble dire oui au soleil.

Le vent hier qui nous glaçait 
Nous enveloppe soudain
D'un châle de douceur,

Et le jardin sans bruit nous appelle 
Pour renouveler avec nous l'alliance,
Le pacte avec la terre. 

Ainsi sommes-nous les passants
Des équinoxes de l'âme,
Toujours exacts au rendez-vous
Mais pourtant exposés aux vents contraires.

À nouveau nous nous tenons debout 
Dans la forêt du monde,
Et nous marchons sans risque de nous perdre,
Témoins irrécusables de ce qui nous dépasse. 

Il en va de même du dialogue 
Que nous entretenons avec nos ombres :
Les silences de la nuit
Nous sont aussi nécessaires
Que les babillages du ciel.

L'échappée de l'oiseau suffira toujours
À nous indiquer un chemin. 

Jean Lavoué, 18 février 2021 
Photo : Jackie Fourmiès 












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lundi 21 février 2022

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J’ai partagé récemment l’interview de Delphine Horvilleur parue voici cinq ans dans le journal Le Monde. Je le fais suivre aujourd’hui de celui également poignant d’Anne Sylvestre, disparue il y a un peu plus d’un an, le 30 novembre 2020. Cet entretien a été publié, lui, en 2018. Je vous propose, en guise d’improbable lien entre ces deux témoignages, cette interprétation en hébreu par Delphine Horvilleur de la chanson d’Anne Sylvestre : « Les gens qui doutent ». « Les mots d’Anne Sylvestre, écrit Delphine Horvilleur, et son amour des « gens qui doutent » résonnent partout, de chaque côté des murs et des conflits… Cette chanson devrait être traduite et interprétée dans toutes les langues… »


https://soundcloud.com/user-85797516/les-gens-qui-doutent-hebreu?ref=facebook&p=i&c=0&si=02EA07CF6FC64036AA94D8C1C0EA3AF2&utm_source=facebook&utm_medium=post&utm_campaign=social_sharing


J'aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer 

J'aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer 

J'aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger

J'aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté


J'aime leur petite chanson 

Même s'ils passent pour des cons…


JL





Anne Sylvestre : « “Là où j’ai peur, j’irai !”, cette devise m’a guidée » 

Propos recueillis par Annick Cojean

Le Monde, le 11 novembre 2018 


ENTRETIEN Je ne serais pas arrivée là si... « Le Monde » interroge une personnalité en partant d’un moment décisif de son existence. Cette semaine, l’auteure-interpète confie toutes les remarques et humiliations qu’un nez jugé trop prononcé lui attira. Mais aussi toute la force que ces critiques lui donnèrent.


Ses Fabulettes ont marqué des générations d’enfants. Mais la chanteuse, auteure et compositrice Anne Sylvestre, qui a fêté en 2017 ses 60 ans de scène et écrit, pour les grands, plus de 400 chansons poétiques et subtiles, est assurément l’une des figures les plus marquantes de la chanson française. Elle continue d’écrire et de chanter les préoccupations de notre époque.


Je ne serais pas arrivée là si…

Si je n’avais pas eu ce nez !


Ce nez ? Je ne l’avais pas remarqué. Qu’a-t-il de particulier ?


Il n’est pas petit, comme la mode l’exigeait à l’époque où j’ai commencé à chanter, il y a soixante ans. Il était alors interdit d’avoir un grand nez et vous n’avez pas idée du nombre de fois où l’on m’a conseillé de le faire refaire, sans même penser que cela aurait pu altérer ma voix en modifiant les résonateurs. « Vous seriez tellement plus mignonne ! Pour faire des photos, ce serait tellement mieux ! » Ah lala ! ce que j’ai pu entendre ! Je débarquais dans ce milieu sans rien savoir. Juste l’envie de chanter avec ma guitare. Et c’est ce nez qui, de façon inouïe, devenait un obstacle.


Et vous vous êtes cabrée !


Bien sûr ! J’ai réagi. Arrêtez de me parler de mon nez ! Ça suffit ! Qu’est-ce qu’il a ? Je ne vais pas le changer ! Pas question de me modeler ! Alors on a dit que j’avais un sale caractère. Que j’étais insolente. Simplement parce que je savais ce que je voulais… et ne voulais pas. Je me souviens de deux attachés de presse dans ma première maison de disque qui ne savaient que faire de cette grande fille à cheveux longs, nez fort et jupe plissée. J’aurais préféré chanter en pantalon, mais on m’avait dit que cela ferait mauvais genre. Ils ont fait passer l’idée aux journalistes que j’avais décidément très mauvais caractère. Quand on ne rentre pas dans le cadre…


Vous l’avez ressenti comme une humiliation ?


Sur le moment, j’ai été très meurtrie. Vous imaginez ? Un soir, dans un cabaret où je me produisais, un homme a dit très fort à sa compagne, entre deux de mes chansons : « Avec un nez comme ça, elle pourrait jouer Cyrano. » J’ai fondu en larmes. Ce n’est qu’une anecdote. J’avais déjà un caractère assez bien trempé. Mais mon premier directeur artistique, Jacques Canetti, qui m’a donné la grande liberté de chanter ce que je voulais, m’avait lui-même dit, à l’audition : « Vous faites de belles chansons, mais vous ne serez jamais interprète. » Ce à quoi j’avais répondu : « C’est ce qu’on verra ! »


Au lieu d’être un frein, ce nez s’est donc révélé un moteur ?


Eh bien oui. « Ah ! vous n’aimez pas mon nez ? Eh bien, vous allez voir ! Et vous n’allez pas m’empêcher d’avancer ! » Mais ce nez est sans doute le symbole d’autre chose. D’une différence, sans doute. D’une détermination à toute épreuve. Et d’une belle insolence. Car c’en était une d’oser monter sur scène si jeune, sans se ranger aux directives des producteurs et maisons de disques, en prétendant chanter ses propres chansons. Il y avait très peu de femmes auteures-interprètes, vous savez.


Sur scène, dans vos premiers cabarets, étiez-vous à l’aise ?


Oh non ! J’étais terrifiée. Mes genoux flageolaient. Défendre ses propres textes, c’est exposer aux autres ses tripes et son cœur. Et, les premiers soirs, je pleurais après avoir chanté mes trois chansons en début de spectacle. Je courais m’enfermer aux toilettes, désespérée à l’idée de n’être pas à la hauteur de ceux qui chantaient après moi. Je me promettais de ne plus revenir. Et le lendemain j’étais pourtant là.


D’où venait la flamme ?


J’avais envie.


De quoi ?


De chanter devant les gens. J’avais trouvé le mode d’expression qui me convenait : l’écriture de chansons. Je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’autre. Prof de latin et de littérature, puisque j’avais étudié les lettres ? Non, impossible. Ecrire des chansons était ce qui me plaisait, malgré la terreur d’affronter le public. J’ai retrouvé sur un de mes cahiers de l’époque cette phrase qui pourrait être une devise : « Là où j’ai peur, j’irai. » Tout est dit. Mais il y a eu un long décalage entre mon engagement dans ce métier et l’acceptation de l’idée que des gens puissent apprécier mes textes et m’aimer. Il m’a fallu des années pour l’admettre. Je n’y croyais pas.


Mais vous persistiez !


Oui. Et en 1973, alors que je chantais depuis quinze ans, que j’avais eu bien des ennuis avec des maisons de disques et que j’étais devenue productrice indépendante, j’ai écrit la chanson Me v’là. « Pour avoir mon âme et ma peau/Fallait messieurs-dames, se lever tôt/Oui j’ai la peau dure, je vais mon allure/Parfois je me hâte, mais jamais à quatre pattes/Me v’là, me v’là, me v’là. » Cela voulait dire : il va falloir compter avec moi ! Sur scène, j’en avais même durci les paroles : « Ils voulaient mon âme et ma peau, ils n’ont pas eu ma flamme les salauds… » J’avançais, malgré l’adversité. D’ailleurs j’avais une revanche à prendre.


Sur cette enfance si singulière ?


Oui. Ma petite enfance fut heureuse et protégée. Mais après…


Votre père, Albert Beugras, un des bras droits de Jacques Doriot, fut un collaborationniste qui s’est enfui en Allemagne en 1944 avant d’être arrêté en 1946. Que saviez-vous pendant la guerre ?


J’avais 6 ans en 1940, 10 ans à la libération. C’est bien jeune ! Je savais que papa partait souvent le soir, et que maman pleurait. Mais un enfant ne cherche pas à explorer là où il se doute que ça fait mal. Et j’avais eu le temps d’aimer mon père avant qu’il ne disparaisse… Quand il est parti en Allemagne, une nuit, il a emmené mon frère Jean, qui avait 18 ans, parce qu’il avait peur qu’il paye pour lui. Nous, c’est-à-dire ma mère, ma petite sœur, mon autre frère, Paul, et moi, on est allés se cacher à Suresnes, dans le petit appartement de ma tante, abandonnant le nôtre et tout ce qu’il y avait dedans. Et puis on a appris que mon frère était mort dans un bombardement allié et que mon père était arrêté et emprisonné à Fresnes.


Qu’avez-vous su de son procès, en 1948 ?


Maman a voulu que j’y assiste. Et j’ai vu quelqu’un pointer mon père du doigt en disant : « Cet homme mérite la mort. Cent fois la mort. » A l’école, les élèves m’ont mise en quarantaine. Leurs parents leur ont interdit de me fréquenter. Alors, voyez-vous, dans cette histoire de nez – que j’ai d’ailleurs hérité de mon père – et cette volonté de revanche, il y a une résurgence de ce que j’ai pu éprouver à l’époque : « O.K., mon père est un traître. Mais je vous emmerde et je serai Prix d’excellence. » Et j’ai été Prix d’excellence.


Mais que compreniez-vous, à l’époque, de la situation ?


Je suis allée voir mon père en prison chaque semaine, pendant dix ans. Il écrivait des lettres. Mais je ne lui ai pas posé la moindre question. C’était déjà assez difficile… Je me souviens qu’un jour tous les enfants de notre quartier, à Suresnes, sont descendus au bois de Boulogne voir les soldats américains qui y avaient établi leur campement. Ils ont emmené la petite que j’étais alors. Tous les gosses étaient excités parce que les Américains distribuaient bonbons, chewing-gums, chocolats. Mais moi, j’ai refusé.


Pourquoi ?


Je n’y avais pas droit.


Vous aviez de vous-même intégré cette idée ?


Oui. J’avais grandi du mauvais côté. Et même le chagrin que j’éprouvais pour la perte de mon frère aîné, qui était mon dieu, semblait illégitime. Mais j’ai eu la chance d’être protégée de façon magnifique par des gens du quartier, comme par la directrice de mon école de dominicaines, qui était une sœur du Colonel Rémy, grand résistant, et qui elle-même avait été déportée.


Lorsque votre père est rentré, avez-vous pu avoir de vraies conversations ?


Non. Je n’ai pas davantage posé de questions. Je n’ai pas osé. Je commençais déjà à chanter et il est très vite venu me voir et me soutenir. D’ailleurs, un soir, au cabaret La Colombe, où m’avait introduite un copain de l’école de voile des Glénans, il a tout de suite bondi lorsque quelqu’un a fait une énième réflexion sur mon nez : « Il ne vous plaît pas, le nez de ma fille ? »


Mais dans le métier vous gardiez le secret de votre identité ?


Oui. C’était mon secret honteux. Et je vivais dans la crainte d’être démasquée. Quelle panique lorsque ma jeune sœur, Marie Chaix, a sorti un livre racontant son histoire en 1974 ! « Surtout ne dis pas que nous sommes sœurs », l’ai-je suppliée. Mais ça n’a bien sûr tenu qu’un temps. Et le moment de la révélation fut très très dur à encaisser. Ceux qui m’ont le plus soutenue furent mes amis juifs.

En 1994, c’est pourtant vous qui prenez la plume pour évoquer l’amour impossible entre « Roméo et Judith », séparés par l’histoire opposée de leurs familles, l’une bourreau et l’autre persécutée.

Je m’exprimais par la voix de Roméo : « J’ai souffert du mauvais côté/dans mon enfance dévastée (…) Sur moi la honte s’accumule/Le sang que je porte me brûle/Je ne peux me l’ôter du corps. » Bien sûr que l’histoire de ce père collabo me poursuit. Le sentiment de culpabilité ne s’efface pas ainsi. Un soir, lors d’un dîner, des amis juifs ont évoqué devant moi le grenier où ils s’étaient cachés, enfants, pendant l’Occupation. Je me suis sentie oppressée. Je suis vite rentrée chez moi. Il fallait que j’en parle. Je n’avais pas le choix. Et j’ai écrit Le P’tit Grenier. « Vous y grimpiez par une échelle/qu’on installait dans l’escalier/finis tous vos jeux de marelle/et vos parties de chat perché… » Le refrain était : « Moi, j’ai le cœur tout barbouillé quand vous parlez du p’tit grenier. » Vous n’imaginez pas la tension et l’émotion lorsque je l’ai chantée sur scène. C’était fou.


Vous avez écrit plus de 400 chansons, abordé tous les thèmes, raconté des dizaines d’histoires. Quels étaient vos sujets principaux d’inspiration ?


La vie, les gens, l’amour, la maternité si essentielle pour moi, les tempêtes du cœur, la déshumanisation de la société, un mari parti à la guerre en Algérie, l’histoire d’amour tragique de Gabrielle Russier, les enfants qui nous pompent l’énergie, le désastre de l’Amoco-Cadiz, la beauté des cathédrales… J’ai beaucoup parlé de la situation des femmes parce que je connaissais bien le sujet. Et il y avait une sorte de désert puisque les paroliers étaient quasiment tous des hommes. J’ai eu l’instinct de combler le manque. Et puis cela me rendait furieuse de voir des vieux birbes parler par exemple du ventre des femmes ! C’est ainsi que j’ai écrit la chanson Non, tu n’as pas de nom sur le libre choix d’avorter ou pas.

C’était audacieux. L’avortement était alors interdit.

Je n’ai jamais été inquiétée, ni même interrompue. Je la chantais sur scène les yeux fermés. Mais, bien sûr, la chanson ne passait pas à la radio. Gisèle Halimi, plus tard, demandera à ce qu’on la diffuse lorsqu’elle était interviewée sur le sujet.


Les mouvements féministes vous soutenaient-ils ?


Il y avait beaucoup de sympathie, mais je n’ai jamais fait partie de groupes ou de mouvements. Je n’aime pas les défilés ni les manifestations. Ce n’est pas pour moi. En Mai 68, je suis partie à la campagne avec mes filles. Mon histoire personnelle faisait que je ne me sentais aucun droit de m’engager politiquement. Encore aujourd’hui je ressens un malaise lorsqu’on me demande de signer une pétition. J’avais compris, enfant, que la politique signifiait brûlure et je faisais un blocage. J’étais donc isolée, écrivant des chansons engagées et féministes comme Monsieur Jourdain écrivait de la prose. Sans le savoir. Mais s’il est une étiquette que je ne renierai jamais, c’est pourtant bien celle-là, même si elle m’a nui dans les médias, où le fait d’être taxée de « féministe de service », c’est-à-dire d’emmerdeuse, vous barrait les antennes.


Le mouvement #metoo n’a-t-il pas inversé la situation ?


Le flambeau a bien été repris. Il a sauté une génération. Mais comme cela a pris du temps ! Vous souvenez-vous de cette chanson que j’avais écrite après l’affaire DSK en réaction au fameux « Y a pas mort d’homme » de Jack Lang ? Elle s’appelait Juste une femme et fustigeait ce « petit monsieur, petit costard, petite bedaine, petite saleté dans le regard » qui ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à « saloper » ou à « bafouer » une femme.


A quoi sert une chanson ?


Principalement à consoler les gens. A leur dire : vous n’êtes pas tout seuls. Je suis une sorte d’écrivain public. A moi de trouver les mots pour exprimer les troubles, peurs, douleurs, bonheurs, sentiments des autres. Mais comme c’est dur d’écrire !


« Ecrire pour ne pas mourir », n’est-ce pas le titre d’une de vos plus belles chansons ?


Figurez-vous qu’un jour, alors que je la chantais à La Cigale, j’ai eu un trou de mémoire extraordinaire. La phrase commençait par : « Que j’aie pris ma revanche ou bien trouvé refuge/Dans mes chansons, j’ai toujours voulu… » Et je me suis arrêtée net. J’ai voulu quoi, déjà ? Je n’en avais aucune idée. La salle a ri. Et, dans le public, quelqu’un m’a soufflé : « Exister ! » Oui, c’était bien cela. J’ai toujours voulu exister.


Publication de l’ouvrage Coquelicot et autres mots que j’aime (Ed. Points, 224 pages, 11,90 euros) 

Anne Sylvestre poursuit une tournée de son spectacle « 60 ans de chansons ! Déjà ? » en Belgique, Suisse et dans plusieurs villes de France. 











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