Traduire

mercredi 31 mars 2021

 .





Quand se troublent
Les eaux claires du poème,
Le silence s'impose,
La nuit est nécessaire. 

Il faut que la parole
Ressurgisse, entourée d'ombres 
Et de larmes,
S'arrache au lierre sauvage
Qui recouvrait le puits. 

Un seul trait de lumière
Suffit à affranchir
La trame des jours :

Quel ange pourrait paraître
Dont nous saurions garder
Les mots de clarté qui apaisent ? 

Quelle visitation de l'âme
Pour qu'à nouveau le ciel
Réponde par un grand Oui ? 

Accordé aux heures sombres,
Le chant n'aura laissé que cette trace,
Cette voie tissée d'étoiles,
Ce signe espéré, 

Cette salutation  
Au jusant de l'instant. 

Jean Lavoué, 29-30 mars 2021
Photo Pexels/Pixabay 


















.

mardi 30 mars 2021

 .


Merci, chère Ghislaine Lejard, de nous partager cette si belle rencontre avec Nazand Begikhani ! C'est une magnifique méditation sur la création poétique qui est aussi engagement et résistance qu'elle nous propose à travers votre échange !






"En kurde j'écris de la poésie
En anglais et en français 
c'est la poésie qui m'écrit"
Nazand Begikhani

Femme universitaire et poète, elle a fait de ses blessures une force; de l'absence de sa langue maternelle , une présence et de la poésie un langage universel pour combler un douloureux silence.
La poésie comme moyen de résistance et de libération . 
Elle témoigne magnifiquement du pouvoir de l'écriture et de sa force de résilience.
L'écriture et l'écriture poétique comme voie et voix de construction, de reconstruction.


Ghislaine Lejard






.



samedi 27 mars 2021

 .




Voici quelques poèmes récemment partagés ici. J'ai été invité à les dire, à la veille du printemps des poètes, dans le cadre de l’émission "Contes et poésie" animée par Anne-Yvonne Pasquier  sur RCF Lorient. Diffusion mars 2021. Photos du diaporama : Jackie Fourmiès, Jean Lavoué et Pixabay.























.




lundi 22 mars 2021

 .







Comme l'arbre au printemps,
Tu gardes en toi
Les cicatrices de l'hiver. 

Ton chant n'a rien oublié
Des terres jonchées de feuilles. 

Des gels et des orages,
La peau de tes mots conserve
Une entaille inconsolable. 

Pourtant l'espérance y surgit 
De saisons désolées. 

Dès les premières fleurs
Tu reconnais entre les branches
Tes couleurs familières. 

Déchirant l'écorce,
Une force rassurante s'allie
Au silence des racines. 

C'est ainsi que tu t'assures
Une nouvelle fois
Du triomphe de la vie. 

La sève du poème 
Signe en toi
La persistance de la joie. 

Jean Lavoué, 20 mars 2021
Photo pieonane/Pixabay 

























.

samedi 20 mars 2021

 .






J'ai voulu que la lumière
Devienne mon amie

Elle a pactisé avec les ombres
Elle a soufflé sans hâte
Sur les braises de mon âme

Elle a laissé le jour
S'élargir peu à peu

Puis consolant
Ce qui était perdu
Elle m’a fait le cadeau
De demeurer en moi

Jean Lavoué, 20 mars 2016














.

vendredi 19 mars 2021

 .




LA SANTÉ ESSENTIELLE 


Merci, Christiane Rancé, pour cet éloge de la poésie et des poètes et pour cette amicale attention. 

Les poètes ne font que semblant de mourir 

Christiane Rancé évoque la postérité des grandes figures de la poésie. 

Christiane Rancé, La Croix le 18/03/2021 

Dans son film Le Testament d’Orphée, Jean Cocteau prononce une très belle phrase, alors que ses proches se réunissent autour de sa dépouille : « Mes amis, faites semblant de pleurer, car les poètes ne font que semblant de mourir. » Reprenant la phrase du Christ, il avait aussi gravé sur sa propre tombe : « Je reste avec vous. » Et pourtant, comment n’être pas saisi de tristesse à la mort de Philippe Jaccottet, le 24 février dernier ? Ce poète de haut rang était un trait vivant avec l’idée d’une certaine Europe où Rainer Maria Rilke promenait ses songes en compagnie de ceux de Rodin, où Ungaretti semblait continuer, à travers les siècles, le dialogue ouvert par Dante et par Pétrarque. 

Ce qui n’a pas manqué de me frapper dans son décès, c’est qu’avec lui mourait le dernier grand poète célébré comme tel : à preuve, son entrée de son vivant dans la Pléiade. Qu’on me comprenne bien : non qu’il n’y ait pas d’autres poètes, plus jeunes et aussi talentueux – je pense entre autres à Jean Lavoué, Jean-Pierre Vidal ou Jean-Yves Masson, Colette Nys-Mazure ou Éric Poindron. Mais lequel connaîtra un tel rayonnement, en particulier auprès des plus jeunes, dans un monde désormais fermé aux voix des Muses et à tout ce qu’elles nous révèlent du chant de l’âme ? 

En même temps que celle de Jaccottet m’a frappée la mort de Cédric Demangeot. Ce poète de grande tenue, âgé de 46 ans, continuait pour sa part l’héritage d’Antonin Artaud – un engagement de tout l’être pour ce qui, dans un monde marchand, n’a aucun prix, soit, si l’on veut être juste, cela même qui donne sa valeur suprême à la vie. Mais après tout, peut-être Cocteau a-t-il raison : ces poètes ne peuvent mourir. Ils n’ont fait que semblant. Ils viennent d’après ou d’avant. Ils rythment nos vies en vertu d’exigences présentes et immémoriales, exactement comme dans le culte divin. 

Yves Bonnefoy : il est mort le poète... 

C’est à eux que je pensais lorsque j’ai ouvert le livre posthume d’Yves Bonnefoy, L’Inachevé (1), qui vient de paraître et qui nous découvre des méditations inédites. Et alors quelle joie ! C’était à nouveau comme si je gravissais la rue Lepic pour le retrouver et l’entendre me redire, de sa voix si mesurée, ce qui fonde l’intensité de nos existences : la recherche non du bonheur, mais d’une extase où tout se tient, où toutes les contradictions sont annulées, où l’accord se fait soudain entre le cri, la musique et le silence. L’Inachevé : dans ce titre, comment ne pas entendre le vers de Rilke justement, qui dit que nous sommes tous, quelle que soit notre position, placés « quelque part dans l’Inachevé » ? Notre vie, nous rappellent-ils ensemble, est un champ ouvert à l’infini, malgré sa part réduite, un espace à jamais intact où tous les possibles sont convoqués pour s’offrir le spectacle de l’univers et de son aube toujours neuve, que nos rêves et nos actions abritent. 

Devais-je y croire, dans ce temps où l’on nous répète à l’envi que nous sommes des malades, des victimes, des numéros. Et si nous n’étions rien de tout cela, mes amis ? Et si, au cœur même de la maladie, il nous restait la possibilité de ce que Rimbaud appelait « la santé essentielle » ? Et si même au cœur de nos souffrances, il nous était encore possible de refuser ce qui nous nie, non par haine exclusivement, mais par un amour supérieur ? Où on voit que la poésie, telle que Jaccottet, Demangeot ou Bonnefoy l’ont conçue, est tout autre chose qu’une appréhension de la joliesse des choses. Elle est ce mouvement d’insurrection qui postule, en dépit des nouvelles harassantes qui tendent péniblement de nous faire accroire le contraire, que nous sommes vivants, et que nous pouvons le rester par fidélité à nous-mêmes. Et que même la mort n’a pas de prise sur celui ou celle qui vit ces secondes où les cieux viennent à s’ouvrir, et où l’absence est absorbée par la vie ascendante. 

La poésie, notre refuge 

La dernière fois que j’ai vu Yves Bonnefoy, il m’a parlé de Baudelaire. Et voilà qu’aujourd’hui, dans ce livre posthume, je retrouve ses propos : « Tous les auteurs sont vivants. Baudelaire, à qui j’ai consacré depuis cinquante ans ces essais que je viens de réunir en volume, ou Shakespeare, que j’ai traduit pièce par pièce pendant la même période, sont vivants pour moi autant qu’aucun de mes contemporains. » Ce même Baudelaire dont nous fêtons la naissance il y a deux cents ans ? Mais qui sait ? Peut-être est-ce lui qui avait deux cents ans d’avance sur ses contemporains, au point de nous parler aujourd’hui d’une voix plus claire qu’aucune autre, et qui résonne comme jamais. Aussi puis-je penser que Jaccottet et Bonnefoy seront présents à l’avenir, comme les signes d’une espérance qu’ils nous enjoignent de ne pas oublier, de vivifier pleinement. 

(1) L’Inachevé, Albin Michel



















.

jeudi 18 mars 2021

 .







Quelques mots  
Pour graver l'aujourd'hui
De traces neuves,

Pour s'accorder
À l'heure exacte
Où les arbres prient. 

La main posée sur le tronc,
En ressentir la force,
S’alléger à son écoute.

Percevoir l’Autre
En ses commencements.

Abandonner toute autre tâche 
Pour s'ouvrir à l'inattendu,
Entrer dans la surprise. 

Laisser le silence
Cueillir en soi l'instant,
Le vent sculpter 
L'écorce de la parole. 

Dire ce qui est
D'une langue pauvre,
Déliée de tout savoir. 

Se tenir là
En ces chemins de mer,
Branches tendues vers le large, 

Humble passant,
Contemporain de la joie.

Jean Lavoué 17-18 mars 2021
Photo JL Arradon 17/03/21 






















.

dimanche 14 mars 2021

 .





Comment accepter
D'être simple passant
Sur cette terre ? 

En contemplant l'oiseau,
Sa légèreté imprenable,
Sa gloire insoumise. 

Il ne voit pas la mort,
Il vole vers sa naissance. 

Il passe sans le savoir
D'une rive à l'autre
Du temps. 

L'instant
Lui appartient. 

Il est complice du vent,
Du souffle qui le porte. 

Il s'abandonne au courant,
Ne s'attache à aucune branche. 

Il demeure pour toujours
Dans l'ouverture du ciel. 

Jean Lavoué, 12 mars 2021













.

jeudi 11 mars 2021

 .





Parfois, d'un signe,
La vie t'encourage :
Tu ne sais pas pourquoi. 

Aucun mérite à cela,
Pas de constellations dans le ciel ! 

Mais de grands vols d'oiseaux
Qui convergent. 

Vers quelles forêts 
De roseaux,
Quelles étendues d'eau sauvage ? 

Peut-être le secret
Se trouve-t-il vers la source
Ou bien vers l'estuaire ? 

Comme si une écluse
Alliait vos rives étrangères,
Vous rendant ainsi familiers
Du même fleuve. 

L'écriture elle aussi
Connaît des matins
Où les branches du silence
Se couvrent d'un seul coup
De jeunes pousses. 

L'herbe du monde
Ne t'a jamais paru
Si jeune. 

Longeant ligne après lignes
Tes halages,
Tu sais que tu n'es pas seul. 

Même les nuages
Semblent complices. 

L'inespéré d'un geste fraternel
Te montre désormais
Le chemin. 

Jean Lavoué, 10 mars 2021
Photo Le Blavet, JL 9/03/21

















.

mardi 9 mars 2021

 .



Quand j’étais enfant, je pratiquais régulièrement deux exercices. Il y en avait un qui consistait à m’incliner. J’apprenais à faire une révérence profonde. Je passais des heures à m’incliner et je me souviens de la joie que j’éprouvais quand vraiment j’étais entière dans cette révérence. Il se passait alors quelque chose qui était comme un spasme, un bonheur complet…

Le deuxième exercice consistait à sentir le poids d’une couronne sur ma tête. A Marseille, on dit de quelqu’un d’un peu prétentieux qu’ « il s’en croit ». Et moi, qui avais la sensation de porter une couronne invisible ! J’étais obligée de la porter même à l’école et je me disais que, si un jour quelqu’un la remarquait, je pourrais toujours la ranger dans mon cartable…

Cette sensation de royauté qui m’habitait n’avait vraiment rien à voir avec « s’en croire » ; c’était seulement le secret bien sûr, gardé de ma naissance, et c’est aussi le secret de la vôtre !

Ces deux sensations vont ensemble : la révérence et le port de la couronne, et elles sont restées dans la mémoire de mon corps. Je les retrouve en vieillissant… Ce secret qui nous est commun et qui est celui de notre royauté.

Christiane Singer
Où cours-tu, ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?
























.

dimanche 7 mars 2021

 .






C'est un noyau de pauvreté
Dont il faut retrouver en soi
La pulpe
Pour venir au Poème, 

Une obscurité
Où douleur et joie sont mêlées 
Dans la patience du fruit. 

L'arbre ignore à quel point
Sa propre nuit est complice,
Portant déjà en elle
Tant d'éclats,
de brassées de fleurs,
De soleils : 

Constellations
Dont chaque bourgeon
Garde la trace. 

Tout a lieu
Dans une puissance
De lumière et de sève
Dont nous sommes
Les inaltérables semences. 

Jean Lavoué, 5 mars 2021 
Photo mbll/ Pixabay 





















.

mercredi 3 mars 2021

 .




Croire rend la vie plus difficile :

Christian Bobin

Interview publié dans le magazine Psychologies le 26 septembre 2014 -
Il perçoit Dieu dans la nature et le rire des enfants. Mais pour cet écrivain mystique hors norme, la foi est peu compatible avec la vie en société.

Psychologies : On dit que vous êtes un écrivain « qui croit ». Mais en quoi croyez-vous ?

Christian Bobin : Je crois en la « présence même. »
Une présence entière et imprévue. Comme je ne suis pas délirant, je ne parle que de ce que je vois. Cette croyance qui me tient – et non que « j’ai », comme on possède un objet ou un livre dans sa bibliothèque – me permet de percevoir des correspondances, des échanges entre un rosier et un visage retourné à la terre, ou entre une phrase écrite dans un livre il y a deux siècles et le sourire surpris d’un passant aujourd’hui…
En ce sens, ma foi est de l’ordre de la contemplation : c’est ne pas me remettre d’être sur Terre, c’est être étonné comme un nouveau-né, c’est avoir un appétit immense du « jamais vu » de la vie. Cela n’a rien à voir avec le Dieu enfermé dans les consignes automatiques des Églises.

Ces correspondances apparaissent partout dans votre œuvre. On a l’impression que l’existence de Dieu vous apparaît dans les plus petites choses, à « ras de terre », comme vous l’avez écrit dans Le Très-Bas. Mais est-ce que cela s’arrête parfois ?

Bien sûr ! A certains moments, je suis atteint, comme chacun de nous, par un manque de fraîcheur. Quand ça s’arrête, j’attends, c’est tout ce que je sais faire. J’ai l’espérance que quelque chose va revenir, et quelque chose toujours revient. Quelque chose dont je ne suis pas maître…
D’ailleurs, j’accepte d’avoir très peu de maîtrise sur cette vie.
Je trouve que la maîtrise d’une personne sur sa propre vie, ce qui est, hélas !, possible, donne à la vie une consistance pierreuse, voire funéraire.

Priez-vous ?

Je ne sais pas vraiment ce que c’est que prier. Ou, si c’est tout simplement « regarder vraiment», si c’est ce commerce sans phrases avec ce qui se présente à moi, alors oui, il m’arrive de prier.

Vous vous reconnaissez quand même comme chrétien…

J’aime lire parfois des pages de Lao-Tseu ou certaines pensées bouddhistes. Elles sont souvent très belles, «pacifiantes» comme des massifs d’hortensias bleus… Mais la manière vivante du Christ d’aller dans sa vie telle qu’elle nous a été racontée m’apparaît inégalable.
Je m’appuie sur sa parole, et ce que je sais de Dieu, c’est ce que cet homme m’en a dit, rien d’autre. Dans les Évangiles, je ne trouve pas une technique, encore moins un modèle ou un dogme. Je trouve une vie lumineuse, qui est comme la vie même : traversée sans cesse d’événements, avec, tout de suite, des réponses à ces événements… Ça dure le temps d’une comète, à peine trente-trois ans, mais on en perçoit la lueur encore aujourd’hui.

Diriez-vous que croire aide à vivre ?

Je pense qu’il n’y a qu’une seule chose qui puisse vraiment aider à vivre, c’est la conscience de la mort. Et la croyance, pour moi, est inséparable de cette connaissance consciente :
la certitude que ce jour va passer, que presque tout va passer – car je crois que tout passe, sauf le cœur – change notre perspective. C’est le socle sur lequel on peut, me semble-t-il, s’appuyer pour voir cette vie dans toute son étendue, et la goûter vraiment.

La croyance en Dieu ne rend-elle pas plus fort ?

Pour moi, Dieu a partie liée avec le plus faible de cette vie : la petite enfance, les mourants… Et il se présente dans tout ce qui nous sort de la convention sociale : ruptures, douleurs, joies. Là où « c’est joli » d’en parler, je ne crois pas qu’il y ait Dieu. Le Dieu auquel croient – entre autres – les Américains, celui qu’ils ont mis sur le dollar, propose, selon moi, une manière d’être « cruellement optimiste ».
C’est le petit Dieu mauvais du narcissisme, le Dieu magique de la toute puissance imaginaire, celui du nouveau-né qui pense que sa mère est une partie bienfaisante de lui et se met donc à hurler dès que cette partie s’éloigne ou ne répond pas à ses vœux. Je ne crois pas à ce Dieu-là, qui est comme un prolongement monstrueux de la personne. Celui auquel je crois est tout le contraire. Il est de l’ordre de la lézarde, du passage et du manque.

D’ailleurs, vous écrivez beaucoup sur les épreuves, la douleur de perdre ceux que l’on aime, la fragilité des choses…

Dans l’imaginaire courant, c’est un peu comme si ceux qui avaient la foi possédaient un compte en banque ! La confiance et la tranquillité en sortiraient à jets continus. Mais pour moi, la foi, ce n’est pas ça du tout. Elle se paie parfois cher et apparaît sur fond de ténèbres, de doutes ou de compassion.
Arthur Rimbaud disait, dans Une saison en enfer : « Je ne me crois pas embarqué dans une noce avec Jésus-Christ comme beau-père. » Je suis assez d’accord avec ça.
J’ai appris que cette vie n’est pas une noce. Elle est fabuleuse, mais elle est terrible aussi. Les deux aspects sont indissociables. Le Dieu auquel je crois n’est pas fort, mais il est aussi invincible qu’un courant d’air.
C’est-à-dire qu’il rentre dans les têtes et dans les vies alors qu’elles se croyaient cloîtrées, comme bétonnées par la convention, par un faux repos, par de fausses certitudes.
Donc, pour revenir à votre question précédente, c’est un Dieu qui est plus dérangeant qu’arrangeant, et je dis sans aucun masochisme que croire rend la vie, dans un sens, plus difficile.

Pourtant, on dit souvent que la foi aide à développer des qualités positives.

Justement ! Si vous développez des qualités comme la bonté ou la compassion, votre vie va, au contraire, devenir de plus en plus difficile ! Quelle bonne nouvelle, n’est-ce pas ? (Rires.) Cette difficulté est bien sûr fabuleuse mais, d’une certaine façon, votre vie sera de moins en moins compatible avec l’état social ordinaire qui repose, derrière la courtoisie, sur la lutte et le déchirement.

Vous avez écrit que « la plupart des gens sont tellement adaptés qu’ils en deviennent inexistants ». La foi serait-elle ce qui permet d’être vraiment au monde sans se perdre soi ?

Oui, c’est ça. C’est le contraire d’une adaptation.
Quelqu’un qui est adapté à son milieu, c’est quelqu’un qui est en train de disparaître. La convention mange la plupart des vies comme une petite souris à petites dents et, au bout du compte, c’est la vie entière qui peut être mangée comme un gruyère. Ça se passe petit à petit : dans des politesses, dans la croyance qu’il y a des choses qui ne se font pas, dans la croyance qu’il existe des modèles pour vivre ou pour écrire.
J’ai parfois été peiné de voir des gens qui avaient une pleine possession de leur talent à l’oral et qui, lorsqu’ils se mettaient à l’écriture, perdaient leur fraîcheur et leur intelligence parce qu’ils étaient en état de révérence par rapport à cette écriture. Ils pensaient qu’il fallait que leurs livres ressemblent aux précédents, à ce qui se fait couramment. Toute leur lueur disparaissait alors.

Aujourd’hui, tout le monde invoque Dieu pour justifier des actes terribles. Qu’en pensez-vous ?

J’ai l’impression que les peuples se lancent Dieu au visage comme des enfants se jettent des cailloux. D’un côté comme de l’autre, leur Dieu est aussi raide, aussi dur et menaçant qu’une pierre. A vrai dire, c’est plutôt leur croyance mortifère en eux-mêmes, c’est leur force qu’ils adorent et qu’ils balancent à la face de l’autre…
Peut-être que Dieu s’amuse : au point d’étouffement où l’on en était, il lui fallait peut-être faire arriver des choses nouvelles entre les uns, repus et stupides, et les autres, affamés et remplis de ressentiment. « Seule la terreur vous rendra intelligent », dit le prophète Isaïe dans la Bible…
Il est également possible que même cela ne suffise plus à nous réveiller. Alors, nos petites affaires reprendront : l’économique comme unique pensée, l’avidité, le narcissisme…
Les affaires du monde, en somme. "

[URL=http://www.compteur.fr][IMG]https://www.compteur.fr/6s/1/6057.gif[/IMG][/URL]