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mercredi 28 août 2019

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Force de l’ironie, puissance de l’humilité !

Lettre de Simone Weil à Xavier Vallat, Commissaire aux questions juives, le 18 octobre 1941


« Vous m'avez fait le don infiniment précieux de la pauvreté. »

Abandonnant provisoirement sa carrière d’enseignante, la philosophe Simone Weil, après avoir été ouvrière chez Renault en 1934-1935, devient ouvrière agricole en 1941… C’est dans ce contexte qu’elle écrit cette incroyable lettre chargée de courage et d’ironie, à Xavier Vallat, Commissaire général aux questions juives, qui vient juste de formaliser le second statut des Juifs et leur recensement, ainsi que la loi du 22 juillet 1941 qui organise la spoliation des biens juifs par l’État Français.
Simone Weil mettra ses parents à l’abri aux États-Unis en 1942 et se rendra en Grande-Bretagne pour y travailler comme rédactrice dans les services de la France Libre. Atteinte d’une tuberculose sans doute aggravée par sa période de vie ouvrière, Simone Weil meurt au sanatorium d’Ashford le 24 août 1943.




18 octobre 1941

Monsieur,

Je dois vous considérer, je suppose, comme étant en quelque sorte mon chef ; car, bien que je n’aie pas encore bien compris ce qu’on entend aujourd’hui légalement par Juif, en voyant que le ministère de l’Instruction publique laissait sans réponse, bien que je sois agrégée de philosophie, une demande de poste déposée par moi en juillet 1940 à l’expiration d’un congé de maladie, j’ai dû supposer, comme cause de ce silence, les présomptions d’origine israélite attachée à mon nom. Il est vrai qu’on s’est abstenu également de me verser l’indemnité prévue en pareil cas par le statut des Juifs ; ce qui me procure la vive satisfaction de n’être pour rien dans les difficultés financières du pays. — Quoi qu’il en soit, je crois devoir vous rendre compte de ce que je fais.

Le gouvernement a fait savoir qu’il voulait que les Juifs entrent dans la pro­duction, et de préférence aillent à la terre. Bien que je ne me considère pas moi-même comme juive, car je ne suis jamais entrée dans une synagogue, j’ai été élevée sans pratique religieuse d’aucune espèce par des parents libres-penseurs, je n’ai aucune attirance vers la religion juive, aucune attache avec la tradition juive, et ne suis nourrie depuis ma première enfance que de la tradition hellénique, chrétienne et française, néanmoins j’ai obéi.

Je suis en ce moment vendangeuse ; j’ai coupé les raisins, huit heures par jour, tous les jours, pendant quatre semaines, au service d’un viticulteur du Gard. Mon patron me fait l’honneur de me dire que je tiens ma place. Il m’a même fait le plus grand éloge qu’un agriculteur puisse faire à une jeune fille venue de la ville, en me disant que je pourrais épouser un paysan. Ignoré, il est vrai, que j’ai du seul fait de mon nom une tare originelle qu’il serait inhumain de ma part de transmettre à des enfants.

J’ai encore à faire une semaine de vendange. Ensuite je compte aller travailler comme ouvrière agricole au service d’un maraîcher chez qui des amis m’ont procuré une place. On ne peut pas, je pense, obéir plus complètement.

Je regarde le statut des Juifs comme étant d’une manière générale injuste et absurde ; car comment croire qu’un agrégé de mathématiques puisse faire du mal aux enfants qui apprennent la géométrie, du seul fait que trois de ses grands-parents allaient à la synagogue ?

Mais, en mon cas particulier, je tiens à vous exprimer la reconnaissance sincère que j’éprouve envers le gouvernement pour m’avoir ôtée de la caté­gorie sociale des intellectuels et m’avoir donné la terre, et avec elle toute la nature. Car seuls possèdent la nature et la terre ceux à qui elles sont entrées dans le corps par la souffrance quotidienne des membres rompus de fatigue. Les jours, les mois, les saisons, la voûte céleste qui tournent sans cesse autour de nous appartiennent à ceux qui doivent franchir l’espace de temps qui sépare chaque jour le lever et le coucher du soleil en allant péni­blement de fatigue en fatigue. Ceux-là accompagnent le firmament dans sa rotation, ils vivent chaque journée, ils ne la rêvent pas.

Le gouvernement, que vous représentez à mon égard, m’a donné tout cela. Vous et les autres dirigeants actuels du pays, vous m’avez donné ce que vous ne possédez pas. Vous m’avez fait aussi le don infiniment précieux de la pauvreté, que vous ne possédez pas non plus.

J’aurais hésité à vous écrire, sachant votre temps pris par d’innombrables soucis, mais vous ne recevez certainement pas beaucoup de lettres de remerciements de ceux qui se trouvent dans ma situation. Cela vaut donc peut-être pour vous les quelques minutes que vous perdrez à me lire.

Veuillez recevoir, Monsieur, l’assurance de ma haute considération.

(Paroles de femmes. La liberté du regard, textes rassemblés par Jean-Pierre Guéno, Paris, Les Arènes, 2007. ) - (Source image : Simone Weil en 1921, Wikimedia Commons © Xavier Vallat, député (Ardèche), agence Meurisse, 1929, domaine public)

Photo : Simone Weil / Illustration Marie-Hélène Bochud /Le Verbe

lundi 26 août 2019

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« La joie signale que nos vies sont tournées vers plus grand que nous »

Recueilli par Élodie Maurot le 23/08/2019 à 10:09
Les émotions (5/5). Cette semaine, La Croix vous invite à traverser l’arc-en-ciel des émotions.

Professeur de littérature, essayiste et poète, Emmanuel Godo explore le caractère imprévisible et gratuit de la joie. / Serge Picard pour La Croix

La Croix: Quelles sont les nuances de la joie?

Emmanuel Godo: Il y a beaucoup de couleurs de la joie, parce que la joie est liée à l’inattendu. Elle n’a pas nécessairement de signes avant-coureurs. Ce qui la caractérise, c’est une sorte d’allégresse qui vient d’un allégement des choses. Sans nier la dureté de l’existence ni les lourdeurs de ce que nous vivons parfois, quelque chose s’y rappelle à nous de plus fondamental. Comme si un voile tout à coup se déchirait ou s’entrouvrait vers une sorte de patrie première. Quand la joie apparaît, je sens que j’appartiens à ce dont elle me parle. Les problèmes momentanément s’évaporent dans une forme de confiance dans la vie qui se signale à moi comme si c’était la première fois.

Ce qui provoque la joie peut être un « presque rien », comme dirait Jankélévitch: un visage, un paysage, une musique… Il n’y a pas d’habitude dans la joie. Tout y est événement.
Dans votre livre (1), vous évoquez des lieux de la joie – la maison de votre enfance – et des temps de la joie – comme les nuits…

E.G.: Chacun a son paysage intérieur de la joie, lié aux lieux et aux moments où nous avons été heureux. La maison de mon enfance en fait partie, parce qu’elle fut le lieu premier d’une confiance dans la vie. Quant aux nuits, j’aime évoquer leur « étrange joie ». Je sais que la nuit peut être violente, dure, qu’elle exacerbe le sentiment de solitude, le malaise, le mal-être. Elle peut être un miroir grossissant de nos angoisses. Pourtant, la nuit, l’esprit se met à l’écoute de notre condition la plus fondamentale. J’y ressens la joie d’être comme le premier homme. Dans la nuit, nous retrouvons notre nudité la plus élémentaire, en deçà de notre savoir et de notre culture. Tout est à reconstruire, comme si nous n’étions étayés par rien ou presque. Dans la nuit, je ressens que notre chair est faite pour une paix très heureuse.

L’enfance fut pour vous un temps de joie, mais déchiré par la mort de votre père. Diriez-vous que l’enfance a, en dépit du malheur possible, une accointance particulière avec la joie?

E.G.: Oui, tout à fait. De ce point de vue, l’enfance n’est pas un âge ou un temps. Elle n’appartient pas au passé. C’est le feu premier. Nous en gardons la braise.
Le lien de l’enfant à la joie est lié au fait qu’il n’est pas façonné par la société, par son utilitarisme, son pragmatisme. Il est un être essentiellement poétique, même s’il existe des enfants immédiatement happés par le social dont la part de poésie est amoindrie. L’enfant est un être poétique et spirituel. Il veut de la grandeur, qu’il va parfois trouver dans des choses très simples. Il a besoin d’aventure, de contemplation, de tout ce qui ne s’achète pas, ne se possède pas. Il voit où est l’aliment dont nous avons besoin.
La mort de mon père a été la grande césure de mon enfance. Ce fut très douloureux, mais c’est une blessure qui, avec le temps, s’est transformée en quelque chose de très paisible. Mon père m’a appris énormément à travers la mort, sa mort. Je sais désormais qu’on vit avec elle et que la présence des morts en nous peut finir par être heureuse.

Vous avez écrit un précédent livre sur la tristesse. Quelle est l’émotion contraire de la joie? La tristesse, la mélancolie, la colère?

E.G.: Pour moi, le contraire de la joie, c’est plutôt l’indifférence. Quand je suis triste, je peux avoir l’impression que j’éprouve le contraire de la joie, mais en réalité la tristesse peut se transformer en joie. Il y a des passages entre ces deux émotions.
La mélancolie, sauf si elle est maladive, est plutôt une sorte d’aiguillon. Elle vient nous signaler que l’aliment que nous donnons à notre soif fondamentale n’est pas tout à fait le bon. La mélancolie n’attend qu’une chose, c’est de s’effacer devant la joie.
Quant à la colère, il me semble que la joie peut être colérique quand elle dit non aux simulacres de la joie. Aujourd’hui, nous sommes dans une société de l’euphorie factice, où on nous vend du bien-être en nous disant que c’est cela être heureux… La joie n’est pas antinomique avec la colère. Que serait une joie qui ne se sentirait pas intimement blessée par le malheur du monde, par le martyr de l’enfant, par l’injustice, par l’arrogance des puissants?

Iriez-vous jusqu’à dire que la joie est-elle une émotion mal aimée de notre époque?

E. G.: La joie ne se vend pas, elle ne s’achète pas. Elle est donc un trublion dans notre société marchande. Une force perturbatrice. Par ailleurs, dans le milieu littéraire qui est le mien, on a plutôt tendance à valoriser la mélancolie, les émotions négatives qui paraissent plus intéressantes. Au cours de mes études littéraires, on m’a seriné que c’est le malheur qui est intelligent, l’incapacité à être, la perversion, la subversion, la séduction… Quand ça claudique, quand ça ne va pas…
Je crois, au contraire, que la joie est le défi littéraire par excellence, parce qu’on ne peut que très difficilement la nommer. C’est pour cela, à mon avis, que les grands diseurs de la joie sont les poètes. Nous en avons aujourd’hui de magnifiques en France – Guy Goffette, Christophe Langlois, Jean-Pierre Lemaire, Dominique Pagnier, Richard Rognet, Jean-Marc Sourdillon… On ne les lit pas assez.
Aujourd’hui, je perçois un anti-christianisme latent autour de la joie. On va préférer parler de bien-être et de bonheur, qui sont compatibles avec une sorte d’irénisme et avec la société mSTLS
archande. Parler de la joie avec une minuscule, c’est s’acheminer vers la Joie avec une majuscule. Et cela dérange…

Vous évoquez la « grande joie », celle qui traverse l’épreuve, la mort, l’absence… Cette « grande joie » est-elle encore une émotion?

E.G.: Elle est très paisible en tout cas, et très paradoxale. C’est une paix, mais une paix qui aurait envie de déborder. Cette grande joie se dit, se chante, se célèbre, mais son foyer est extrêmement apaisé. C’est un feu paisible.

Que nous indique-t-elle?

E.G.: Il me semble que cette grande joie est une gratitude, une reconnaissance pour ce qui m’est donné à vivre. Ce « merci » inclut les blessures, les bosses, les temps faibles que comporte toute vie. Nous ne pouvons pas faire l’économie de la mort, de l’abandon, de la disparition. On peut rêver à 20 ans de glisser sur la vie et de passer entre les gouttes du malheur, mais c’est une sorte d’utopie. On voudrait rester dans ce que j’appelle « la joie qui n’est pas encore la joie ». Une joie écervelée, imprévoyante, souverainement détachée. La joie de Musset, de Prévert, de Trenet… Cette joie qui ne sait pas qu’elle est un avant-goût, un balbutiement, un tâtonnement de la joie. C’est une naïveté, pour laquelle j’ai de la tendresse car cette joie naissante a sa saveur propre. Il ne faudrait pas l’engloutir trop vite dans la célébration de plus haut qu’elle. Elle est la première façon qu’un cœur a de s’ouvrir…
La grande joie, je la crois portée par l’envie de remercier. Elle nous fait entendre un tutoiement fondamental, qui nous constitue. Elle nous dit que notre première personne n’est pas le « je » mais le « tu ». Le croyant peut l’appeler Dieu, mais un incroyant peut, sans le nommer, avoir la prescience que la vie est mystérieusement ouverte.
Nos vies sont tournées, comme des héliotropes, vers plus grand que nous. La joie prend conscience de cela. Elle le signale. Elle est la jubilation de l’offrande. Je suis reconnaissant, non pas seulement d’avoir reçu, mais d’être moi-même l’offrande.
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Les mots de la vie intérieure
• Emmanuel Godo est né en 1965 à Chaumont-en-Vexin (Oise). Il vit à Lille et enseigne la littérature en classes préparatoires au lycée Henri IV à Paris.
• Il a publié de nombreux ouvrages, de la poésie (Je n’ai jamais voyagé, 2018, Gallimard), des essais (Léon Bloy, écrivain légendaire, 2017, Cerf) et des fictions (Les Trois vies de l’écrivain Mort-Debout, Busclats, 2018; Conversation avenue de France, Paris 13e, entre Michel Houellebecq écrivain et Évagre le Pontique moine du désert, Cerf, à paraître en octobre 2019).
Pour les éditions Salvator, il s’est engagé dans une trilogie: Ne fuis pas ta tristesse (2017), Mais quel visage a ta joie? (2018) et un essai sur l’amour et la mort (à paraître).
• Chrétien, protestant luthéro-réformé, Emmanuel Godo écrit avec « la conviction que face à la négation programmée de l’homme, il n’y a qu’une urgence: réinventer la vie intérieure ».

Recueilli par Élodie Maurot

(1) Mais quel visage a ta joie?, Salvator, 190p., 18 €.

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dimanche 25 août 2019

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Qu'est-ce qui nous fait signe ainsi
À travers l'espace à travers les années ?
Est-ce le chant intérieur qui jamais ne cesse
Mais que parfois nous oublions d'écouter ?
Est-ce la permanence de la mer
Ou bien l'imprévu du vent s'engouffrant dans les fissures de l'âme ?
Est-ce le dialogue ininterrompu avec ceux qui nous manquent
Et dont l'absence éclaire parfois comme un soleil
Les vitraux de nos vies ?
Est-ce la mélodie qu'ils échangent entre eux
Faisant soudain voler en éclats les écrans de l'ennui ?
Est-ce la présence dont tout être est l'aveu
Dont toute chose est l'épiphanie ?
Je ne sais au fond ce qui nous parle ainsi
Ni ce qui nous enchante
Ma certitude est dans cet œil ouvert
Cette oreille aux aguets
Ce cœur qui bat au rythme de nos déroutes
Cette fenêtre donnant sur le mystère
Cette mémoire sans défaut qui nous espère et qui nous sauve.

Jean Lavoué, texte et photo, Beg Lann, Sarzeau, samedi 24 août 2019















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