« La joie signale que nos vies sont tournées vers plus grand que
nous »
Recueilli par Élodie Maurot le 23/08/2019 à 10:09
Les émotions (5/5). Cette semaine, La Croix vous invite à traverser
l’arc-en-ciel des émotions.
Professeur de littérature, essayiste et poète, Emmanuel Godo explore
le caractère imprévisible et gratuit de la joie. / Serge Picard pour La Croix
La Croix : Quelles sont les
nuances de la joie ?
Emmanuel Godo : Il y a beaucoup de
couleurs de la joie, parce que la joie est liée à l’inattendu. Elle n’a pas
nécessairement de signes avant-coureurs. Ce qui la caractérise, c’est une sorte
d’allégresse qui vient d’un allégement des choses. Sans nier la dureté de
l’existence ni les lourdeurs de ce que nous vivons parfois, quelque chose s’y
rappelle à nous de plus fondamental. Comme si un voile tout à coup se déchirait
ou s’entrouvrait vers une sorte de patrie première. Quand la joie apparaît, je
sens que j’appartiens à ce dont elle me parle. Les problèmes momentanément
s’évaporent dans une forme de confiance dans la vie qui se signale à moi comme
si c’était la première fois.
Ce qui provoque la joie peut être un « presque rien », comme
dirait Jankélévitch : un visage, un
paysage, une musique… Il n’y a pas d’habitude dans la joie. Tout y est
événement.
Dans votre livre (1), vous évoquez des lieux de la joie – la maison
de votre enfance – et des temps de la joie – comme les nuits…
E.G. : Chacun a son
paysage intérieur de la joie, lié aux lieux et aux moments où nous avons été
heureux. La maison de mon enfance en fait partie, parce qu’elle fut le lieu
premier d’une confiance dans la vie. Quant aux nuits, j’aime évoquer leur
« étrange joie ». Je sais que la nuit peut être violente, dure,
qu’elle exacerbe le sentiment de solitude, le malaise, le mal-être. Elle peut
être un miroir grossissant de nos angoisses. Pourtant, la nuit, l’esprit se met
à l’écoute de notre condition la plus fondamentale. J’y ressens la joie d’être
comme le premier homme. Dans la nuit, nous retrouvons notre nudité la plus
élémentaire, en deçà de notre savoir et de notre culture. Tout est à
reconstruire, comme si nous n’étions étayés par rien ou presque. Dans la nuit, je
ressens que notre chair est faite pour une paix très heureuse.
L’enfance fut pour vous un temps de joie, mais déchiré par la mort de
votre père. Diriez-vous que l’enfance a, en dépit du malheur possible, une
accointance particulière avec la joie ?
E.G. : Oui, tout à fait.
De ce point de vue, l’enfance n’est pas un âge ou un temps. Elle n’appartient
pas au passé. C’est le feu premier. Nous en gardons la braise.
Le lien de l’enfant à la joie est lié au fait qu’il n’est pas façonné
par la société, par son utilitarisme, son pragmatisme. Il est un être
essentiellement poétique, même s’il existe des enfants immédiatement happés par
le social dont la part de poésie est amoindrie. L’enfant est un être poétique
et spirituel. Il veut de la grandeur, qu’il va parfois trouver dans des choses
très simples. Il a besoin d’aventure, de contemplation, de tout ce qui ne
s’achète pas, ne se possède pas. Il voit où est l’aliment dont nous avons
besoin.
La mort de mon père a été la grande césure de mon enfance. Ce fut très
douloureux, mais c’est une blessure qui, avec le temps, s’est transformée en
quelque chose de très paisible. Mon père m’a appris énormément à travers la
mort, sa mort. Je sais désormais qu’on vit avec elle et que la présence des
morts en nous peut finir par être heureuse.
Vous avez écrit un précédent livre sur la tristesse. Quelle est
l’émotion contraire de la joie ? La tristesse, la
mélancolie, la colère ?
E.G. : Pour moi, le
contraire de la joie, c’est plutôt l’indifférence. Quand je suis triste, je
peux avoir l’impression que j’éprouve le contraire de la joie, mais en réalité
la tristesse peut se transformer en joie. Il y a des passages entre ces deux
émotions.
La mélancolie, sauf si elle est maladive, est plutôt une sorte
d’aiguillon. Elle vient nous signaler que l’aliment que nous donnons à notre
soif fondamentale n’est pas tout à fait le bon. La mélancolie n’attend qu’une
chose, c’est de s’effacer devant la joie.
Quant à la colère, il me semble que la joie peut être colérique quand
elle dit non aux simulacres de la joie. Aujourd’hui, nous sommes dans une
société de l’euphorie factice, où on nous vend du bien-être en nous disant que
c’est cela être heureux… La joie n’est pas antinomique avec la colère. Que
serait une joie qui ne se sentirait pas intimement blessée par le malheur du
monde, par le martyr de l’enfant, par l’injustice, par l’arrogance des
puissants ?
Iriez-vous jusqu’à dire que la joie est-elle une émotion mal aimée de
notre époque ?
E. G. : La joie ne se vend
pas, elle ne s’achète pas. Elle est donc un trublion dans notre société
marchande. Une force perturbatrice. Par ailleurs, dans le milieu littéraire qui
est le mien, on a plutôt tendance à valoriser la mélancolie, les émotions
négatives qui paraissent plus intéressantes. Au cours de mes études
littéraires, on m’a seriné que c’est le malheur qui est intelligent,
l’incapacité à être, la perversion, la subversion, la séduction… Quand ça
claudique, quand ça ne va pas…
Je crois, au contraire, que la joie est le défi littéraire par
excellence, parce qu’on ne peut que très difficilement la nommer. C’est pour
cela, à mon avis, que les grands diseurs de la joie sont les poètes. Nous en
avons aujourd’hui de magnifiques en France – Guy Goffette, Christophe Langlois,
Jean-Pierre Lemaire, Dominique Pagnier, Richard Rognet, Jean-Marc Sourdillon…
On ne les lit pas assez.
Aujourd’hui, je perçois un anti-christianisme latent autour de la
joie. On va préférer parler de bien-être et de bonheur, qui sont compatibles
avec une sorte d’irénisme et avec la société mSTLS
archande. Parler de la joie avec une minuscule, c’est s’acheminer
vers la Joie avec une majuscule. Et cela dérange…
Vous évoquez la « grande joie », celle qui traverse
l’épreuve, la mort, l’absence… Cette « grande joie » est-elle encore
une émotion ?
E.G. : Elle est très
paisible en tout cas, et très paradoxale. C’est une paix, mais une paix qui
aurait envie de déborder. Cette grande joie se dit, se chante, se célèbre, mais
son foyer est extrêmement apaisé. C’est un feu paisible.
Que nous indique-t-elle ?
E.G. : Il me semble que
cette grande joie est une gratitude, une reconnaissance pour ce qui m’est donné
à vivre. Ce « merci » inclut les blessures, les bosses, les temps
faibles que comporte toute vie. Nous ne pouvons pas faire l’économie de la
mort, de l’abandon, de la disparition. On peut rêver à 20 ans de glisser
sur la vie et de passer entre les gouttes du malheur, mais c’est une sorte
d’utopie. On voudrait rester dans ce que j’appelle « la joie qui n’est pas
encore la joie ». Une joie écervelée, imprévoyante, souverainement
détachée. La joie de Musset, de Prévert, de Trenet… Cette joie qui ne sait pas
qu’elle est un avant-goût, un balbutiement, un tâtonnement de la joie. C’est
une naïveté, pour laquelle j’ai de la tendresse car cette joie naissante a sa
saveur propre. Il ne faudrait pas l’engloutir trop vite dans la célébration de
plus haut qu’elle. Elle est la première façon qu’un cœur a de s’ouvrir…
La grande joie, je la crois portée par l’envie de remercier. Elle
nous fait entendre un tutoiement fondamental, qui nous constitue. Elle nous dit
que notre première personne n’est pas le « je » mais le
« tu ». Le croyant peut l’appeler Dieu, mais un incroyant peut, sans
le nommer, avoir la prescience que la vie est mystérieusement ouverte.
Nos vies sont tournées, comme des héliotropes, vers plus grand que
nous. La joie prend conscience de cela. Elle le signale. Elle est la jubilation
de l’offrande. Je suis reconnaissant, non pas seulement d’avoir reçu, mais
d’être moi-même l’offrande.
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Les mots de la vie intérieure
• Emmanuel Godo est né en 1965 à Chaumont-en-Vexin (Oise). Il vit à
Lille et enseigne la littérature en classes préparatoires au lycée Henri IV à
Paris.
• Il a publié de nombreux ouvrages, de la poésie (Je n’ai jamais
voyagé, 2018, Gallimard), des essais (Léon Bloy, écrivain légendaire, 2017,
Cerf) et des fictions (Les Trois vies de l’écrivain Mort-Debout, Busclats,
2018 ; Conversation
avenue de France, Paris 13e, entre Michel Houellebecq écrivain et Évagre le
Pontique moine du désert, Cerf, à paraître en octobre 2019).
Pour les éditions Salvator, il s’est engagé dans une trilogie : Ne fuis pas ta
tristesse (2017), Mais quel visage a ta joie ? (2018) et un essai sur l’amour et la mort
(à paraître).
• Chrétien, protestant luthéro-réformé, Emmanuel Godo écrit avec
« la conviction que face à la négation programmée de l’homme, il n’y a
qu’une urgence : réinventer la vie
intérieure ».
Recueilli par Élodie Maurot
(1) Mais quel visage a ta joie ?, Salvator, 190p., 18 €.
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