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vendredi 19 mars 2021

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LA SANTÉ ESSENTIELLE 


Merci, Christiane Rancé, pour cet éloge de la poésie et des poètes et pour cette amicale attention. 

Les poètes ne font que semblant de mourir 

Christiane Rancé évoque la postérité des grandes figures de la poésie. 

Christiane Rancé, La Croix le 18/03/2021 

Dans son film Le Testament d’Orphée, Jean Cocteau prononce une très belle phrase, alors que ses proches se réunissent autour de sa dépouille : « Mes amis, faites semblant de pleurer, car les poètes ne font que semblant de mourir. » Reprenant la phrase du Christ, il avait aussi gravé sur sa propre tombe : « Je reste avec vous. » Et pourtant, comment n’être pas saisi de tristesse à la mort de Philippe Jaccottet, le 24 février dernier ? Ce poète de haut rang était un trait vivant avec l’idée d’une certaine Europe où Rainer Maria Rilke promenait ses songes en compagnie de ceux de Rodin, où Ungaretti semblait continuer, à travers les siècles, le dialogue ouvert par Dante et par Pétrarque. 

Ce qui n’a pas manqué de me frapper dans son décès, c’est qu’avec lui mourait le dernier grand poète célébré comme tel : à preuve, son entrée de son vivant dans la Pléiade. Qu’on me comprenne bien : non qu’il n’y ait pas d’autres poètes, plus jeunes et aussi talentueux – je pense entre autres à Jean Lavoué, Jean-Pierre Vidal ou Jean-Yves Masson, Colette Nys-Mazure ou Éric Poindron. Mais lequel connaîtra un tel rayonnement, en particulier auprès des plus jeunes, dans un monde désormais fermé aux voix des Muses et à tout ce qu’elles nous révèlent du chant de l’âme ? 

En même temps que celle de Jaccottet m’a frappée la mort de Cédric Demangeot. Ce poète de grande tenue, âgé de 46 ans, continuait pour sa part l’héritage d’Antonin Artaud – un engagement de tout l’être pour ce qui, dans un monde marchand, n’a aucun prix, soit, si l’on veut être juste, cela même qui donne sa valeur suprême à la vie. Mais après tout, peut-être Cocteau a-t-il raison : ces poètes ne peuvent mourir. Ils n’ont fait que semblant. Ils viennent d’après ou d’avant. Ils rythment nos vies en vertu d’exigences présentes et immémoriales, exactement comme dans le culte divin. 

Yves Bonnefoy : il est mort le poète... 

C’est à eux que je pensais lorsque j’ai ouvert le livre posthume d’Yves Bonnefoy, L’Inachevé (1), qui vient de paraître et qui nous découvre des méditations inédites. Et alors quelle joie ! C’était à nouveau comme si je gravissais la rue Lepic pour le retrouver et l’entendre me redire, de sa voix si mesurée, ce qui fonde l’intensité de nos existences : la recherche non du bonheur, mais d’une extase où tout se tient, où toutes les contradictions sont annulées, où l’accord se fait soudain entre le cri, la musique et le silence. L’Inachevé : dans ce titre, comment ne pas entendre le vers de Rilke justement, qui dit que nous sommes tous, quelle que soit notre position, placés « quelque part dans l’Inachevé » ? Notre vie, nous rappellent-ils ensemble, est un champ ouvert à l’infini, malgré sa part réduite, un espace à jamais intact où tous les possibles sont convoqués pour s’offrir le spectacle de l’univers et de son aube toujours neuve, que nos rêves et nos actions abritent. 

Devais-je y croire, dans ce temps où l’on nous répète à l’envi que nous sommes des malades, des victimes, des numéros. Et si nous n’étions rien de tout cela, mes amis ? Et si, au cœur même de la maladie, il nous restait la possibilité de ce que Rimbaud appelait « la santé essentielle » ? Et si même au cœur de nos souffrances, il nous était encore possible de refuser ce qui nous nie, non par haine exclusivement, mais par un amour supérieur ? Où on voit que la poésie, telle que Jaccottet, Demangeot ou Bonnefoy l’ont conçue, est tout autre chose qu’une appréhension de la joliesse des choses. Elle est ce mouvement d’insurrection qui postule, en dépit des nouvelles harassantes qui tendent péniblement de nous faire accroire le contraire, que nous sommes vivants, et que nous pouvons le rester par fidélité à nous-mêmes. Et que même la mort n’a pas de prise sur celui ou celle qui vit ces secondes où les cieux viennent à s’ouvrir, et où l’absence est absorbée par la vie ascendante. 

La poésie, notre refuge 

La dernière fois que j’ai vu Yves Bonnefoy, il m’a parlé de Baudelaire. Et voilà qu’aujourd’hui, dans ce livre posthume, je retrouve ses propos : « Tous les auteurs sont vivants. Baudelaire, à qui j’ai consacré depuis cinquante ans ces essais que je viens de réunir en volume, ou Shakespeare, que j’ai traduit pièce par pièce pendant la même période, sont vivants pour moi autant qu’aucun de mes contemporains. » Ce même Baudelaire dont nous fêtons la naissance il y a deux cents ans ? Mais qui sait ? Peut-être est-ce lui qui avait deux cents ans d’avance sur ses contemporains, au point de nous parler aujourd’hui d’une voix plus claire qu’aucune autre, et qui résonne comme jamais. Aussi puis-je penser que Jaccottet et Bonnefoy seront présents à l’avenir, comme les signes d’une espérance qu’ils nous enjoignent de ne pas oublier, de vivifier pleinement. 

(1) L’Inachevé, Albin Michel



















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