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samedi 19 septembre 2020









Splendeur de la poésie de l'ami François Cassingena-Trévedy depuis l'Auvergne où il se trouve depuis quelques semaines déjà !


LETTRE DE LA MONTAGNE


Chers amis, après trois semaines de solitude, après plusieurs mois de suspension, le cœur me revient tout doucement, tout naturellement de vous écrire. Car il faut fuir le bavardage inutile et laisser aux mots, aux mots aussi, le temps de tomber à leur heure comme des fruits mûrs. Des mots qui procèdent du silence et qui soient à même d’y conduire. Des mots qui descendent des monts.

L’été ici lentement s’éteint, et l’automne insinue sa taciturnité. Oh ! le murmure pacifiant des choses qui consentent et s’abandonnent : le feuillage du hêtre au vent inquiet de l’après-midi, l’eau du ruisseau aux caprices de la pente, jusqu’à la cascade cristalline où il éclate. Sainte gravité des choses que ne contrarient ni la violence, ni le volontarisme de l’homme. J’ai abdiqué toute prétention doctorale, toute rigidité dogmatique et, disciple muet, je ne suis plus de cours que le cours du ruisseau. Aussi n’ai-je plus de cours à donner désormais que le cours du ruisseau. L’eau est gratuite.

J’entends la langue consciencieuse des bêtes – de mes bêtes (j’en ai cinquante à garder) – qui broutent autour de moi l’herbe maigre que la canicule a laissée, l’excitation des criquets qui vivent frénétiquement leurs derniers jours, le roucoulement du ru minuscule qui traverse les pâtures, l’effondrement de la bûche dans la cheminée. J’entends monter l’orage en attendant d’entendre tomber les neiges : en ce moment même il échafaude ses murailles aériennes de basalte, il étend son offensive sur les burons qui se terrent sous l’averse prochaine, et je l’attends de pied ferme, recueilli, comme on attend une solennité : l’odeur de la pluie arrive par la porte ouverte, et je la salue avec tous les êtres vivants comme une bénédiction. Le soir, délicieux mensonge, les monts du Cantal s’évanouissent dans une impalpable améthyste qui tourne au quartz rose, tandis que je construis le feu avec le bois que j’ai glané dans le bosquet de fayards qui surplombe ma retraite. La nuit, il pleut des étoiles et la Voie lactée déploie son fleuve qu’aucune pollution de lumière artificielle n’offusque. Mon pas lent de vacher, sur la pente de l’estive, a surpris la vipère, le crapaud, le gratis de sanglier, et levé le lièvre. Tandis que je me baigne dans le Neuffons (ce vocable est à lui seul toute une catéchèse baptismale), les Aubrac s’approchent, familières et curieuses, et je leur conte fleurette avec la scabieuse, l’aquilée et la renouée bistorte. Je hante les lacs de cratère et, de leur vasque étonnamment glauque, j’apprends que plus l’on est profond, plus l’on reflète. En arpentant avec vénération l’édifice des volcans démolis, je traverse des éclats de rire de lumière et de grands ombres fugitives. J’approfondis mon affinité avec l’infini que l’horizon susurre. « Tout est à moi. » L’espace énorme, austère et somptueux, intimement habité, est mon seul titre de noblesse de pauvre. J’emmène mon Virgile sous un vrai fayard et la coïncidence du poème avec le réel m’émeut jusqu’aux larmes : le texte aimé touche terre, comme jamais. Mon regard s’arrête longuement sur les vieux gonds de la porte de l’écurie, sur les bottes de foin qui dorment dans la grange, sur les ustensiles de la cuisine, sur les rideaux du lit-clos où je dors. Il est un « parti-pris des choses » : c’est lui que je prends tout bas, sans retour.

Et puis il y a le pain tout frais de Pierre, mon voisin des Ribages, et le vin d’un autre Pierre, vigneron-artiste de Champeix. Il y a la causette avec Fred qui, chaque matin, vient déplacer ses bêtes pour qu’elles profitent des regains. Il y a la vieille Marie-Antoinette qui me raconte les humeurs sauvages de la Clamouze à la fonte des neiges.

Nul doute que tout cela ne soit sacré. Je m’enfonce dans la terre, dans la profondeur de mon humanité et dans la profondeur des humanités voisines. C’est en se terrant que l’on surgit. Les âmes mitoyennes dans le travail peuvent former patiemment un village, sans dire grand-chose : l’amitié fait le gros œuvre, et la simple présence parmi les hommes.

« Jésus s’en alla seul dans la montagne pour prier. » Il prend de l’altitude, non par mépris, mais par sagesse. Et prenant de l’altitude, il révèle aussi l’altitude de toute chose. Car il existe au fond de toute chose une altitude secrète. Et notre altitude à nous est de savoir la discerner pour en rendre grâce. Altitude de l’eau, altitude de l’air, altitude, pour finir, du pain et du vin où tout se résume et se promet. Dans la frugalité. Il faut jeûner de Dieu, oserais-je dire, oui, de Dieu même, pour trouver Dieu. C’est l’essentiel de ce que je viens faire ici. Les psaumes, silencieusement chantés, accompagnent mes heures : basse continue, pareille à celle du ruisseau.

Pendant ce temps, le monde – je veux dire le monde mondain – joue sa mascarade au sens propre et figuré. Je l’observe à distance, avec empathie. Le théâtre de nos politiques et de tous les politiques du monde est effarant d’incohérence et d’étourderie. À l’aune de la gravité universelle qui m’entoure, de cette solennité des choses élémentaires inlassablement considérées, je puis évaluer la vanité impénitente de ce monde mondain qui ne veut pas entendre, et qui n’a toujours pas compris. Il y a quelques mois à peine beaucoup se gargarisaient du « monde d’après ». Or il ne sert de rien d’avoir ce monde d’après à la bouche : il faut s’y mettre pour de bon. C’est un grand renoncement qui s’impose à nous désormais si nous ne voulons pas périr. Si certaines fuites sont entachées de déshonneur, une autre fuite, beaucoup plus fondamentale, signe notre noblesse. Parmi les vertus de demain, je vois se détacher tout particulièrement la frugalité et la taciturnité. Et cela, bien sûr, dans le domaine religieux lui-même. Au religieux bavard, artificiel et alimentaire (d’autres idoles sont en train de tomber), il faut substituer la modestie d’un silence qui accueille le mystère de l’existence et s’ouvre fraternellement à quiconque s’interroge sur ce mystère, sans devenir sédentaire des réponses irréfléchies et automatiques. La béance irréparable du cœur vaut mieux que toutes les friandises qui prétendent la combler. Comme le voyait le prophète Ézéchiel, la gloire du Seigneur déserte le Temple pour retrouver la précarité du désert où fut inaugurée l’amoureuse Alliance : le temps est venu d’accompagner la Présence dans son exode. S’il est un Dieu, c’est un Dieu qui fuit tout ce en quoi l’on s’acharne à l’emprisonner.

Une interrogation immense transpire de la conversation du hêtre, de l’expression attachante des bêtes (elles ont bien à mes yeux un visage), de la lente combustion du bois dans l’âtre, du pain et du vin partagés avec les amis, du fourmillement nocturne des étoiles. Ce sont des questions, avant tout, que l’homme Jésus nous a laissées en testament. Des questions d’une infinie gravité auquel nul ne peut se soustraire : Et vous, qui dites-vous que je suis ? (Mt 25), et encore, et surtout : M’aimes-tu ? (Jn 21). C’est sur cette interrogation, c’est sur ces questions de l’Ami que je reste avec vous. Chacun de vous est à son tour un ruisseau, pour que cet évangile - cette “bonne nouvelle” - fasse son chemin. Fraternellement.

Frère François de l’Infinistère

Sous-le-Bois, 16 septembre 2020
Photo : François Cassingena-Trévedy


















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1 commentaire:

gambs a dit…

merci mille fois
à l'orée de l'automne

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