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Joie d'avoir participé par cet entretien à ce beau dossier de la revue Reflets (juillet-août-septembre 2021) : L'art, une manière d'exprimer l'amour...
LA POÉSIE, L’ART DE L’INSAISISSABLE
Qu’est-ce qu’être poète ?
Être poète, c’est d’abord, je crois, tout simplement être un vivant, une personne qui se laisse saisir, étonner par sa propre présence au monde et par tout ce qui l’entoure. C’est se montrer capable de porter et de laisser grandir en soi les questions essentielles. Pourquoi la vie, pourquoi la mort, pourquoi l’infini, pourquoi la beauté, pourquoi le mal, pourquoi l’amour ? C’est pouvoir s’ouvrir sans retenue à ce mystère de la vie qui de toute part nous dépasse. C’est prendre conscience un tant soit peu de cette réalité prodigieuse dans laquelle nous sommes immergés. Sur laquelle nous ne pouvons pas refermer la main : seulement nous rendre disponibles, accueillants à ce qui survient. C’est retrouver sans cesse sous la routine et l’habitude cet étonnement premier d’exister.
Autant dire que tout humain est poète dans ces éclats d’instant qui le traversent et où il prend conscience d’une réalité plus vaste que lui-même. Aussi, celui que l’on dit poète n’est-il pas foncièrement différent des autres. Il est aussi menacé qu’eux par l’oubli, la banalité, le refoulement du mystère. Par une approche prosaïque de ce qui nous entoure. Simplement, il va se consacrer davantage à cultiver cette présence à soi-même et au monde et c’est elle qu’il va s’efforcer de traduire en mots, en image, en sensations, en émotions. Contrairement au langage courant, utilitaire, qui exige de la précision, il va plutôt donner du jeu à son expression pour tenter d’évoquer plutôt par allusion, par résonance, ce qui ne saurait se dire avec des concepts ou un vocabulaire trop technique. Tout ce que finalement la vie recèle de proprement insaisissable. D’où ces brisures, ces éclats de nuit qui parsèment son texte. D’où également le sentiment fréquent pour le lecteur d’être perdu, à la fois dépaysé et déplacé vers l’inconnu et, en même temps, de se sentir situé à nouveau au lieu le plus intime de soi. Comme un retour à l’origine.
La poésie, c’est, en effet, avant tout un art d’habiter, « de s’habiter vraiment », comme l’écrivait Georges Perros. Une manière d’exister qui n’en reste pas à la surface des événements. Nous sommes si souvent éloignés de notre demeure et de nous-mêmes. Captés par les choses, saisis par des soucis qui obstruent notre conscience. Engagés dans les voies de la nécessité et des obligations. Toute la société, en fait, nous éloigne de ce lieu vers lequel pointe la poésie. La vie sociale est le domaine des arrangements et des compromissions avec l’infini que chacun porte en soi tout comme avec l’étrangeté que révèlent en eux les autres. La société nous asservit au même. Or, le poète, par de secrètes correspondances, nous ramène, lui, insensiblement vers ce lieu-source où notre être s’ouvre à ce qui l’altère, tout en lui faisant éprouver son manque profond que rien ne saurait combler. Cela peut être la beauté d’un paysage, la brûlure d’un amour, la force d’une absence, le mystère d’une transcendance… En poésie, nulle réalité n’est jamais achevée. Il faut s’en remettre, au contraire, toujours à l’inconnu.
L’art poétique est-il en rapport avec votre foi ?
En effet, je parlerais volontiers de ma foi comme je viens de le faire à propos de la poésie. La foi n’est-elle pas d’abord ouverture à ce qu’on ne saurait enfermer ni parfaitement comprendre ? Il s’agit de faire confiance sans voir. Face au tragique de nos vies, il y est question aussi d’espérance. Il ne s’agit pas d’acquérir des certitudes, des croyances résistantes à tout. C’est, au contraire, éprouver un inconnu que l’on sent habité d’une présence même si nous ne savons pas la nommer. A ce titre, l’agnostique est aussi un être de foi. Il s’agit de ne pas se contenter de ce que l’on possède mais d’accueillir ce qui nous manque comme le lieu véritable de notre existence. Fonder dans ce lieu notre confiance.
Pour en venir à la pratique elle-même de la poésie, écrire c’est renoncer à toute connaissance préalable. Comme dans la vie spirituelle, on ne peut pas faire de plan mais on peut se mettre en disposition de discerner. On ne peut même pas décider à l’avance de ce dont le poème devrait parler. On écoute le vent, comme dit Jésus à Nicodème, sans savoir d’où il vient, ni où il va. Mais l’on entend sa voix et l’on se met en état d’obéissance, c’est-à-dire d’écoute profonde et de confiance en ce qui surgit.
En cela, l’exercice de la poésie est bien un exercice spirituel. Pas si différent de la manière dont on peut s’éprouver croyant, pourvu que ce soit en dehors de toutes certitudes acquises une fois pour toute. Il y a une tendance à figer la foi dans des croyances religieuses dont on ne s’écarte plus, pensant qu’avec elles nous sommes en sécurité pour toujours. Finalement, on finit par ne plus écouter que soi-même et non la voix de l’Autre en nous. La poésie comme la foi sont des arts qui consistent à s’écarter du moi pour laisser s’ouvrir en soi une réalité sur laquelle nous n’avons pas de prise.
Sans doute faudrait-il inventer un autre mot que celui de « poésie » pour évoquer ce dont nous parlons. La poésie renvoie presque inéluctablement à l’écriture formelle et littéraire. Or ce dont il est question quand nous parlons de ce retour à l’essentiel, c’est d’une réalité poétique qui envahit non seulement toutes les formes d’expressions artistiques mais encore toutes les manières d’exister authentiquement, profondément, en dehors de la simple utilité fonctionnelle ou de la superficialité de l’existence sociale. Jean Sulivan utilisait le mot Poème, avec une majuscule, pour tenter de traduire l’irréductibilité de la voie de l’Évangile. Jean Onimus, parlait, lui, du poétique comme d’une vaste réalité qui fait vraiment de nous les humains que nous sommes.
A quoi sert la poésie ?
Comme ce poète que j’aime énormément, René Guy Cadou, j’ai envie de répondre que « la poésie est inutile comme la pluie ». Voilà une critique, en effet, qui lui va bien. Elle est parfaitement inutile dans ce monde pragmatique, technique et utilitaire auquel nous sommes désormais asservis. Mais dans ce désert du sens qui s’accroît de jour en jour, dans cette crise spirituelle sans précédent que nous traversons, comme la pluie, elle est devenue notre bien à la fois le plus rare et le plus précieux.
Lire des poètes, c’est mettre du silence dans la prose du monde. C’est ne pas se contenter d’acquérir, de conquérir : toujours plus de connaissances, de savoirs. C’est donner à une autre partie de nous-mêmes la chance de s’exprimer. Celle qui vit aux rythmes des battements de notre cœur et que nous avons trop tendance à recouvrir de toutes sortes de bruits pour ne pas l’entendre vraiment. Or, c’est bien le cœur qui doit tendre l’oreille pour nous indiquer la voie.
Alors, je dirais que la poésie ne sert pas à quelque chose mais qu’elle se donne gratuitement à celle ou à celui qui s’ouvre à elle. Elle transforme la matière de nos vies un peu à la manière de l’arbre ou de la plante qui grandissent ou de la fleur qui s’ouvre. Grâce à elle, nous devenons davantage, de jour en jour, ce que nous sommes. Nous sommes arrachés à la répétition, à la robotisation. Nous sommes saisis par la grâce de l’instant. Tout devient unique. Nous sentons s’éveiller en nous non pas des preuves mais des réponses, des confirmations : l’évidence que nous ne sommes pas seuls et qu’une réalité, plus grande que nous, nous traverse.
Poème du 13 avril 2021
Franchir une fois encore
L'écluse du silence
Et laisser derrière soi
Tant de mots inutiles
Pour gagner à pas lents
Ces rochers de l'enfance
D'où le monde paraît bleu
Et où les arbres prient.
Il fait un temps de mouettes
Dans les bourgeons d'avril,
De vols pour arpenter
Les allées du soleil :
Tant qu'il y aura des ailes,
Des ciels, des matins purs,
Nous nous tiendrons debout
Dans la force du vent,
Nous marcherons longtemps
Sans heure ni calcul
Pour boire la blancheur
À l'auge du printemps,
Nous mènerons nos bêtes
Vers l'horizon tremblant
Où la fête se donne,
Claire, allégée de tout.
Biographie
Poète et éditeur, Jean Lavoué est l’auteur de recueils de poésie mais aussi d’essais portant notamment sur l’écriture et l’intériorité. Il a consacré plusieurs ouvrages à des auteurs bretons : Jean Sulivan, Félicité de Lamennais, Georges Perros, Xavier Grall… Derniers ouvrages parus, René Guy Cadou, la fraternité au cœur (L’enfance des arbres, 2019), Voix de Bretagne, Le chant des pauvres (L’enfance des arbres, 2021), Des clairières en attente (Médiaspaul 2021). Parmi ses recueils de poésie, Ce rien qui nous éclaire a ouvert en 2017 la collection de L’enfance des arbres Poésie et intériorité.
Maison d’édition L’enfance des arbres : www.editionslenfancedesarbres.com
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