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samedi 3 juillet 2021

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Charles Wright, l’auteur du lumineux « chemin des estives » (Flammarion 2021) - livre de grande respiration vraiment à découvrir - propose ce 1er juillet sa première chronique dans le journal La Vie : « Les gens de peu et de rien sont des prophètes ».

[Chronique] Raphaël, Francie, Brice... La vie ne les a pas épargnés. Charles Wright, écrivain, évoque leur part profonde et leur destins brisés. Et cette trace lumineuse qu'ils ont laissée dans sa vie.
Charles Wright
Publié dans La Vie le 01/07/2021 à 07h07 I Mis à jour le 01/07/2021 à 07h07

Le trésor des déshérités

Nous nous sommes rencontrés sur les bancs de Science Po. Raphaël avait tout pour lui : de l’esprit, de la flamboyance, du charme. Ce dandy promenait un dédain amusé sur le monde. Ses longues boucles brunes, son sourire espiègle et son élégance faisaient chavirer le cœur des filles. Nous sommes devenus des amis inséparables.

La part profonde en chacun de nous

Bien vite, j’ai décelé à ses extravagances que quelque chose ne tournait pas rond. Avec leur manie de tout désenchanter, les psychiatres appellent cela de la « schizophrénie » ; moi, j’y voyais plutôt une façon de jeter un peu de poésie dans la prose du monde.
Avec le temps, les troubles ont empiré. Puis ce fut un long chemin de croix : les séjours en hôpitaux psychiatriques, l’emprise des médicaments. Peu à peu, la folie, cette camisole, a enserré toute son existence. Puis un jour, lassé de souffrir, il s’est jeté d’un toit. Avant de sauter du haut de ses 29 ans, il avait griffonné sur une feuille volante : « Je vous aimais tous, mais je pars retrouver Dieu et ses anges aux gros seins »... 
Francie était une autiste indienne. En Inde, les troubles mentaux sont considérés comme des punitions divines. La petite a subi le mépris et la relégation avant de trouver refuge dans une communauté de l'Arche de Jean Vanier. Je l’ai rencontrée là, à Madras, où elle menait sa petite vie peineuse et minuscule. Au début, avec son œil crevé et sa façon de s’exprimer par des cris inintelligibles, j’étais terrorisé. Il lui a fallu du temps et beaucoup de tendresse pour m’apprivoiser.
Francie ne parlait pas, mais elle voyait avec les yeux du cœur. Quand elle souriait, tout s’illuminait. Cette hindouiste était une icône de l’enfance spirituelle. La présence de cet ange éveillait la part profonde en chacun de nous.

La souffrance n'a pas de sens

Brice clochardisait du côté du quartier latin, à Paris. Il régnait en seigneur dérisoire sur le coin qui s’étend entre la rue Jean-Calvin, la rue Lhomond et la place Lucien-Herr. Toujours bien soigné, rasé de près, il vendait des livres d’occasion pour se faire trois sous et fraterniser avec nous autres, ses voisins. Dans le quartier, c’était une figure familière.
Puis les forces obscures de la rue l’ont fait chavirer. En quelques années, il a sombré dans les rangs de cette humanité qui se décompose, traversant la vie en titubant, ivre et hagard, le corps en errance comme un chien sans collier. Sa mort a laissé dans le quartier un vide immense.
Moi, que les circonstances ont tellement gâté, je me suis toujours demandé quel était le sens de ces êtres cernés par les défaveurs, brisés par le destin. Dans les livres spirituels, on parle de « substitution mystique », de souffrance rédemptrice, offerte pour le salut des autres.
Sans doute ne suis-je pas assez pieux, mais ces explications m’ont toujours paru des fadaises. Pour moi, la souffrance de Raphaël, de Brice, de Francie n’a pas de sens. Elle n’a servi à rien d’autre qu’à envenimer leur existence. En revanche, l’éminente dignité et l’importance considérable de leur vie ne font pas de doute. Le malheur ouvre les yeux. C’est pourquoi ces destins apparemment insignifiants introduisent aux grandes vérités.

Les gens de peu sont des prophètes

Alors que j’ai déjà oublié tous les infatués d’eux-mêmes croisés dans les milieux où l’on se regarde le nombril et où l'on se croit important, l’amitié de ces naufragés a laissé sur mon cœur un sceau indélébile. Auprès de ces gueules cassées, je ne me suis jamais senti aussi vivant.
Les gens de peu et de rien sont des prophètes. À leur contact, on se débarrasse de nos pelures. On apprivoise le fond de pauvreté et de solitude qui nous constitue. On se souvient que la possession, l’image de soi, la maîtrise de sa vie sont des fausses grandeurs. On apprend à vivre l’instant, à tout recevoir et à tout donner. À Raphaël, Francie, Brice et tant d’autres, je dois d’avoir compris que, oui, il faut beaucoup s’appauvrir pour goûter les richesses du royaume…

Charles Wright vit en Ardèche, proche d'un monastère, où il mène une vie spirituelle qu'il partage au fil de ses livres. Son dernier livre, le Chemin des estives, est paru aux éditions Flammarion en 2021.

@ Photo fournie par l'éditeur Flammarion



























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