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lundi 17 janvier 2022

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Dans cet entretien avec le journal Le Monde publié le 16 janvier 2022, l’actrice Marie-Christine Barrault revient avec émotion sur son enfance qu’elle qualifie d’âpre et de difficile… Elle évoque aussi avec justesse et sensibilité le mystère de la mort rencontré très jeune…


ENTRETIEN « Je ne serais pas arrivée là si… » Extraits

Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. 



Je ne serais pas arrivée là si…


… Si je n’avais pas vécu cette enfance difficile où l’âpreté de l’existence m’a très tôt sauté à la figure alors qu’à la maison les sentiments n’étaient jamais exprimés. Perplexités, chagrins, désirs, révoltes… Rien ne filtrait jamais. On ne commentait pas les événements ou tragédies de la vie, on ne disait rien des émotions et questionnements qui nous traversaient. Silence dans la famille. J’étais emmurée parmi les miens, sans clés pour comprendre, et sans paroles pour exprimer mon bouillonnement intérieur. Ma vocation d’actrice est née de ça. Du désir de me libérer de mes chaînes et de dire ce que je vivais. Instinctivement, je suis allée vers le métier de la parole.


Comment cette « âpreté de l’existence » vous est-elle apparue ?


Il y a d’abord eu la séparation énigmatique de mes parents ; notre placement chez notre grand-mère, mon frère et moi, rythmé par les visites rapides de mon père et de ma mère ; puis la brusque réintégration dans une famille « recomposée » au sein de laquelle j’ai découvert, du jour au lendemain, deux petites sœurs et un beau-père inconnus ; la maladie de mon père, trahi, humilié, infiniment vulnérable ; et enfin sa mort, quand j’avais 14 ans. Un traumatisme absolu puisqu’on m’a volé cette mort en refusant de me prévenir qu’il agonisait dans un hôpital de province. C’est fou quand j’y repense. On m’a simplement dit au téléphone : ton père est mort, l’enterrement est jeudi. Personne n’a songé à me demander si j’avais du chagrin, alors que j’étais anéantie. Cette première confrontation avec la mort m’a instantanément donné un sens de la gravité et de la profondeur de notre condition.


Vers qui pouviez-vous vous tourner ?


Certainement pas vers ma mère, réfractaire à toute discussion d’ordre intime. Mon réflexe, après une nuit de sanglots, a été de me précipiter à mon collège, où je suis tombée dans les bras de ma professeure de maths, une religieuse d’une extrême bienveillance. C’est la première personne avec qui j’ai pu parler de ce décès et du mystère de la mort qui me cueillait par surprise et ne m’a d’ailleurs plus quittée. Pourquoi la mort ? Comment la mort ? Jusqu’où la mort ? Encore aujourd’hui, je reste d’une curiosité folle sur ce sujet. Il m’obsède mais ne m’angoisse pas. Car la religieuse, ce matin de novembre 1958, m’a fait cadeau d’une réflexion qui est devenue MA phrase : « Les vivants ferment les yeux des morts. Les morts ouvrent les yeux des vivants. »


De quelle façon ?


Ils leur ouvrent une fenêtre sur l’au-delà, les obligent à s’élever au-dessus des distractions terrestres pour scruter des ténèbres qu’ils illuminent. En fait, ils nous apprennent à vivre ! Ils sont vivants en nous qui les avons aimés. C’est un bel endroit pour continuer à vivre… Et je sais que les êtres avec qui nous étions en fusion continuent de nous tenir la main. Vous vous rendez compte ? C’est quand même pas mal d’avoir des relations dans l’au-delà !

L’amour partagé avec eux ne disparaît pas avec leur dépouille corporelle. Il subsiste, enchante, galvanise. Quelle ânerie que l’expression « il a rendu l’âme » ! Mais voyons ! C’est son malheureux corps qu’il a rendu, justement pas son âme. Elle continue de vivre, à la fois proche et éternelle. C’est un sujet passionnant, la mort. C’est même le seul sujet qui importe.


On fait pourtant tout pour l’oublier…


Pas moi ! Et j’aimerais y entrer « les yeux ouverts », selon la belle formule de Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien. C’est-à-dire consciente et responsable. Pas en légume, branchée et bardée de tuyaux. Personne ne devrait se faire voler sa mort. L’instant ultime doit nous appartenir, je revendique la liberté de le maîtriser. C’est pour cela que je fais partie de l’association pour le droit de mourir dans la dignité. Au fond, j’aimerais partir comme ma grand-mère paternelle, morte dans les bras de son fils, mon oncle Jean-Louis Barrault, en murmurant : « Si tu savais, c’est merveilleux ! »


Photo : Marie-Christine Barrault lors de sa lecture du « Festin de Babette » par Karen Blixen à Compiègne (Oise) le 12 décembre 2021 - Edouard Bernaux/abacapress


















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