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mercredi 26 janvier 2022

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En lisant cet entretien bouleversant paru dans le journal La Vie avec Edith Bruck, comment ne pas songer à mon amie Magda Hollander-Lafon et à ses « quatre petits bouts de pain » ou encore à Etty Hillesum à propos de laquelle je prépare la publication prochaine d’un beau livre d’Olivier Risser  : « Un chant de vie par-delà les barbelés ». Cet interview d’Edith Bruck est aussi, dans la traversée de l’enfer qu’il évoque, un hymne à la bonté, à l’écriture et à la poésie…
JL




Edith Bruck : « Raconter les camps, c'est une conscience morale et un devoir »

[Interview] Grande voix des survivants de la Shoah, l’auteure italienne d’origine hongroise raconte sa déportation et sa vie après les camps dans un bouleversant récit, « le Pain perdu ». Rencontre à Rome.
Marie Chaudey Hebdomadaire LA VIE Publié le 18/01/2022

Elle fut une amie intime de Primo Levi, elle est devenue une sorte d’âme sœur du pape François. Une carte de visite qui en impose. Edith Bruck a partagé avec le premier l’indicible des camps de la mort, l’écriture du témoignage et le salut par la littérature. Avec le second, ses questionnements sur Dieu, le bien et le mal, la quête de la justice. À la parution de son livre le Pain perdu, en Italie, il y a un an, le souverain pontife est sorti expressément du Vatican (un extraordinaire coup de projecteur) pour aller rendre en voisin une visite émue et fraternelle à Edith Bruck dans son appartement de la via del Babuino, à deux pas de la Trinité-des-Monts, à Rome.
C’est là qu’elle nous reçoit en toute simplicité, silhouette frêle de 89 ans mais port de tête impérial, entourée de ses livres, de ses souvenirs et de ses absents si présents : ses parents et l’un de ses frères morts à Auschwitz ; son mari, Nelo Risi, frère du célèbre cinéaste, lui-même réalisateur et poète, atteint par la maladie d’Alzheimer, décédé en 2015. Edith Bruck nous montre avec ferveur le chandelier à sept branches que François lui a offert et la dédicace chaleureuse de l’encyclique Fratelli tutti. Entre l’intellectuelle athée d’origine juive et le chef de l’Église catholique, le courant est passé, un lien s’est tissé, ils s’appellent désormais régulièrement.
François a été touché par la puissance de « la lettre à Dieu » qui clôt le Pain perdu, ce récit d’une vie, chef-d’œuvre de concision, d’une lumineuse sobriété, d’une franchise rare mais sans haine aucune, écrit comme une fable – son enfance dans un village pauvre de Hongrie ; sa déportation à 13 ans avec sa famille, sa survie à Auschwitz, Dachau, Bergen-Belsen ; son errance au sortir des camps, son arrivée à Naples puis à Rome après un décevant détour par Israël, l’adoption de l’italien comme patrie et langue d’écriture, sa vie d’intellectuelle et de témoin passeuse de mémoire, engagée pour toujours.
Depuis la publication en 1959 de Qui t’aime ainsi, Edith Bruck a refait sans relâche le chemin des camps par les mots de ses récits, fictions et poèmes, pour dessiller les yeux de ses contemporains.

Qu’est-ce qui vous permet de traverser si droite notre époque confuse ?

Écrire me rend heureuse : c’est mon oxygène et ma liberté. Et si j’écris dans la langue italienne, c’est parce qu’elle est pour moi un rempart intime face à ma langue d’origine. Le hongrois m’évoque les insultes et les offenses, puisque j’ai traversé une époque fasciste. L’italien est pour moi exempt de ces souvenirs, il n’a pas de racines aussi profondes que ma langue maternelle.
Si je dis le mot pain en hongrois, je vois le visage de ma mère, ses joues rougies au moment de mettre la pâte dans le four. Elle est heureuse car elle va pouvoir nourrir ses six enfants pendant une semaine. Or ce jour de 1944, juste après la Pâque juive, la voisine nous avait offert de la farine. Et je vois le dernier pain que ma mère a pétri, la veille. Dès l’aube, elle est debout à surveiller la pâte qui lève avant de l’enfourner. C’est alors que sont arrivés les gendarmes fascistes pour nous arrêter – des locaux, j’insiste, et pas des Allemands, contrairement à ce qui a été raconté dans les livres d’histoire en Hongrie après la guerre... Ma mère a hurlé. Nous n’avons pas pu emporter le pain, elle l’a pleuré jusqu’à Auschwitz.

Comment se manifeste la nécessité de l’écriture ?

L’après-midi, j’écris pendant deux ou trois heures, à la main, sur mes genoux. C’est très physique, ça passe par le corps. Quand une blessure mûrit en moi, je suis comme enceinte d’elle... Et les mots sortent, sous forme d’un récit, ou de courts poèmes quand le sujet ne réclame pas plus d’espace. J’ai ce besoin de jeter les mots sur le papier, et la forme s’impose toute seule, je ne choisis pas.
Quand j’étais enfant, je préférais réciter des poésies plutôt que mes prières, au grand dam de ma mère, très pieuse. Les poètes ne sont pas simplement des naïfs mais des êtres qui voient au-delà : plus loin et plus en profondeur. Dans ma poésie, il y a assurément une grande influence des auteurs hongrois, comme Attila József (1905-1937) que j’ai traduit en italien. Au travers de la poésie, on peut faire revivre les êtres que l’on a aimés.

Quand on vient vous visiter, on a le sentiment que l’on vient à la rencontre d’une multitude...

De toute façon, je ne parle pas de moi mais de ce que j’ai traversé et vu, il s’agit avant tout d’un témoignage. J’ajoute que je n’ai pas attendu d’être amie avec Primo Levi pour écrire, je l’ai fait dès 1946, en hongrois, mais j’ai tout perdu et jeté en quittant le pays.
De toute façon, personne ne nous écoutait à ce moment-là. J’avais beau dire : regardez, c’est sur le papier, noir sur blanc, personne ne s’y intéressait. Mon objectif était de faire revivre les êtres qui avaient disparu. Mais les gens se contentaient de dire « nous aussi »... Nous aussi, nous avons eu faim. Nous aussi, nous avons eu froid.

Vous dites que votre mission de témoignage est également une cage qui vous enferme...

Je ne vois pas là de contradiction : je suis vraiment dans une cage, mais une cage intérieure. On ne sort pas d’Auschwitz, c’est pour toujours. Au début, quand j’ai commencé à raconter les camps, c’est sorti morceau par morceau. Je vomissais le poison, je vivais une libération. C’est plus tard que ça devient une conscience morale et un devoir.
En 1945, à l’arrivée des soldats anglo-américains qui venaient de libérer Auschwitz (nous ne le savions pas, nous avions déjà été embarquées dans la marche de la mort), on nous a finalement ramenées au camp des hommes de Bergen-Belsen. Les lieux étaient jonchés de cadavres nus. Une image qui a imprégné mon âme pour toujours.
Les kapos nous ont demandé de tirer les corps en attachant les chevilles avec un chiffon, pour en faire une pyramide. Deux hommes étaient encore vivants. Ils m’ont dit : « Si jamais tu survis, raconte-leur. Mais ils ne te croiront pas. » C’est pour eux que je continue, j’ai promis.

S’agit-il de dire et redire, sous toutes les formes possibles ?

Oui, en fidélité à ma promesse. Je vais toujours à la rencontre des jeunes, même si c’est difficile. L’antisémitisme n’a jamais été éradiqué, le racisme et la discrimination reviennent. C’est important que les jeunes gens sachent. Si j’arrive à faire bouger quelque chose chez une poignée d’entre eux, ma survie n’aura pas été inutile.
Mais aujourd’hui, les derniers témoins se heurtent au silence, car les vieux ne comptent plus dans cette société. Ils sont considérés comme improductifs, les plus fragiles pèsent sur les familles, leur vie n’a plus aucune valeur…
Au cœur du mal, j’ai appris le bien et la valeur de la vie de chacun, y compris des vieux. En m’occupant de mon mari Nelo Risi, atteint par la maladie d’Alzheimer, je n’ai cessé de songer à ma mère.
Alors que les médecins affirmaient qu’il allait mourir le lendemain, je l’ai maintenu en vie pendant 11 ans. C’était comme le remettre au monde chaque matin. Et ce faisant, inconsciemment, ce sont mes parents que je gardais en vie...

De quoi avez-vous parlé avec le pape François ?

Je lui ai raconté ce que j’appelle mes cinq lumières, ces moments où j’ai échappé à la mort et où on m’a rappelé que j’étais humaine. Dès l’arrivée à Auschwitz, alors que les enfants étaient immédiatement éliminés, un soldat m’a arrachée à ma mère pour me pousser dans la file des travaux forcés, il voulait que je vive.
Ensuite à Dachau, un cuisinier m’a demandé : « Comment t’appelles-tu ? » Or, ça n’existait pas, des mots pareils, dans les camps – j’étais le numéro 11552. Sa question signifiait : tu as un nom, tu es une personne, tu es en vie.
Une autre fois, un soldat m’a jeté une gamelle en pleine poitrine en me disant : lave-la. Or elle était enduite de confiture... Le pape m’a demandé ce qu’avait représenté pour moi cette nourriture : c’était la bonté humaine, l’émerveillement, tout n’était pas si noir. Un paradoxe total ! Une autre fois encore, un soldat m’a lancé un gant troué. François m’a demandé ce qu’il y avait dans le trou de ce gant : la vie, là encore.
Quant à mon cinquième salut, il est arrivé de façon tout à fait dramatique, après que ma sœur, pour me protéger (j’étais à terre, ensanglantée) a frappé de toutes ses forces un soldat. Il est tombé à la renverse dans la neige. Ma sœur m’a adjuré de réciter le kaddish, la prière des morts, en hébreu.
Le soldat s’est remis debout et a dégainé son pistolet. Mais aussi incroyable que ça puisse paraître, il ne nous a pas tuées. Il a dit : « Une immonde petite Juive a osé porter la main sur un Allemand. Si elle a faim, elle mérite de survivre »... Nous avons survécu.
Nous étions habituées à la vie dure du village, à la pauvreté, nous étions plus fortes que les filles bourgeoises ou intellectuelles. Et plus généralement, les hommes étaient plus faibles que les femmes : il y a eu trois fois plus de morts de leur côté.

L’étincelle de la bonté vous paraît donc possible chez le pire salaud ?

J’en suis convaincue. Après la libération des camps, cinq soldats hongrois ont demandé à nous accompagner, ma sœur et moi, dans notre voyage. C’étaient des jeunes fascistes, qui pensaient pouvoir profiter de l’aide que les Américains apportaient aux Juifs. J’avais 14 ans, ma sœur, 18 ans. Nous avons décidé de les accepter avec nous, de faire ce geste de pacification.
C’est absurde, mais je n’ai aucune haine en moi. Je suis toujours émue quand je pense à ce retour : nous deux assises sur les tas de charbon des wagons de marchandise, et ces hommes à nos côtés, avec qui nous partagions les rations américaines. J’y vois quelque chose de grandiose, d’absolu, comme si nous avions bâti avec ces cinq inconnus la paix dans le monde !

Aucun désir de vengeance, jamais ?

Dans ma vie d’après, en Israël ou à Rome, le hasard m’a fait croiser à trois reprises des femmes qui avaient été kapos à Auschwitz. Je ne les ai jamais dénoncées, car je sais tout ce qu’on est prêt à commettre dans la survie – les Allemands avaient bien l’intention de les transformer en bêtes sauvages.
Primo Levi affirmait que c’était les circonstances qui faisaient sortir le mal que les gens ont à l’intérieur d’eux -mêmes. J’avais 13 ans, et je n’ai pas accepté une seule fois de faire la messagère pour les kapos en échange d’un peu de pain : j’ai dit non. Et plus tard, je n’ai dénoncé personne non plus. Je ne pourrais plus dormir si je savais que j’ai mis quelqu’un en prison.
Je crois dans le destin : le bien est comme un boomerang. Empêcher le mal de gagner, c’est ne pas laisser le dernier mot aux nazis : le devoir de vivre, c’est mon utilité. La vie ne m’appartient pas, elle appartient à l’Histoire.
Quand Primo Levi s’est suicidé, son geste m’a profondément meurtrie. Il se sentait coupable d’avoir survécu, car en tant que chimiste, il avait été privilégié dans le camp. Mon seul privilège à moi fut d’avoir été plus petite que les autres, j’ai été sélectionnée une fois par Mengele et j’ai pu me cacher.

Vous êtes incroyante, mais vous racontez votre relation avec Dieu...

Tous les soirs, je me dis que Dieu m’aime, et je ne sais pas pourquoi... Je ne sais pas s’il existe ou s’il n’existe pas, mais quelque chose m’a sauvée. Je m’adresse également à ma mère, je ne sais pas si c’est pareil.
Il y a sur cette terre des choses qu’il est impossible de s’expliquer. Comment peut-on expliquer ce qui s’est passé dans les camps ? L’humain tombé aussi bas ? Comment ces lieux mêmes ont-ils été possibles ? Dans un camp, on apprend tout de l’humanité : on peut voir quelqu’un qui arrache de la bouche même de son enfant un brin de nourriture.
Pourquoi l’être humain est-il autant attaché à l’existence ? La volonté de vivre est plus forte que tout. Et quand il n’y a plus d’espoir, on l’invente.
Pour moi, la religion, c’est avant tout le respect du vivant. Le pape François est d’accord, il accepte les athées. Me permettrez-vous de dire que les athées sont peut-être les gens les plus religieux qui soient...
J’ai été sauvée des camps mais aussi de graves problèmes de santé. J’ai eu un infarctus, un AVC, une opération du cœur, j’aurais dû mourir. Est-ce que Dieu m’aime ? Est-ce que ma mère m’aime ? Ce sont les morts qui me maintiennent en vie.

À LIRE
* Le Pain perdu, d’Edith Bruck, traduit par René de Ceccatty, Éditions du sous-sol. 16,50 €.
* Pourquoi aurais-je survécu ?, poèmes d’Edith Bruck, choix, traduction et préface de René de Ceccatty, Rivages, 9 €.

Photo : Edith Bruck, la vie après la déportation ©Bénédicte Roscot









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