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mardi 8 février 2022

 Voici un entretien qui ressource ! Il s’agit d’une méditation sur la « consolation » dont, en ces temps de pandémie qui se prolongent, nous avons peut-être plus que jamais besoin. Pour Christophe André, « la vie est consolatrice : la nature, la musique, un beau ciel, l’action au quotidien peuvent suspendre le chagrin ; imparfaitement, certes, mais cela nous permet de rester en lien avec ce qui fait que vivre vaut la peine, malgré tout. » Il ajoute, bien sûr, la méditation et j’aurais envie de dire la poésie aussi… « C’est tout le temps passé sur les écrans qu’on aurait intérêt à consacrer à la consolation. » Même s’il arrive, heureusement, que s’y échangent aussi des étincelles d’amitié, de poésie et de silence… C’est à l’occasion de la sortie de son livre « Consolations » chez L’Iconoclaste qu’il s’est entretenu avec le journal Libération. 

JL





Un petit virus nous l’a rappelé violemment : nous sommes fragiles et mortels. Face aux désillusions de l’époque, prendre dans ses bras, dire des mots apaisants ne peut pas réparer le réel qui blesse, prévient le psychiatre, mais ils font un «bien fou». Des gestes modestes qui remettent de la vie là où il n’y en a plus.

Christophe André, à Paris le 13 janvier, par Cécile Daumas et Anastasia Vécrin
publié le 21 janvier 2022 dans Libération 

C’est d’abord un aveu d’impuissance, celui de ne rien pouvoir faire contre la perte d’un être cher, contre la maladie grave ou face à un chagrin d’amour. Mais c’est aussi une attitude qui fait la grandeur morale de l’humanité, allant bien au-delà du simple réconfort. Confronté à la maladie, le psychiatre Christophe André a vu la force de la main d’un soignant qui saisit la sienne. Dans Consolations, celles que l’on reçoit et celles que l’on donne (éd. L’Iconoclaste), celui qui a diffusé la méditation pleine conscience en France réhabilite une attention à la souffrance humaine, qui résonne particulièrement en ces temps de pandémie. Qu’il soit maladroit ou à distance, forcément imparfait, ce don de présence et d’affection vise à remettre une personne exilée dans sa souffrance en lien avec le monde, avec la vie. Aurions-nous tous besoin d’être consolés ?

En tant que psychiatre, qu’avez-vous pensé de la vidéo de Stromae qui chante ses pensées suicidaires au JT de TF1 ?

J’appartiens à une génération où les familles maquillaient les suicides en accidents, et où on n’avouait jamais qu’on était déprimé. Donc, on revient quand même de très loin ! C’est plutôt une chance que la parole sur la souffrance psychologique se libère, cela permet de déculpabiliser les malades, même s’il y a aussi, dans cette histoire, une intention de buzz de la part du chanteur.
Du fait de la dépression, on se sent souvent inférieur aux autres. Cela a été aggravé par les parades d’ego sur les réseaux sociaux : regardez ma belle vie, mes beaux cheveux, mes belles vacances, mes belles fringues et tout ça. Toutes ces tensions comparatives ont été très toxiques pour l’estime de soi. Que quelqu’un comme Stromae, qui semble tout avoir pour lui, dise qu’il s’est trouvé en carafe à un moment donné, c’est bienfaisant. Cela autorise la souffrance et permet donc aussi de s’en occuper réellement au lieu de la considérer comme une défaillance.

Plus généralement, observez-vous un état dépressif généralisé de la société après deux ans de pandémie ?

C’est très hétérogène, il y a des tranches d’âge qui ne s’en sortent pas trop mal. Puis d’autres, certains jeunes, certaines personnes âgées, qui sont dans une grande détresse. Ce sont surtout ces âges clés qui sont touchés. Chez les jeunes, les données montrent une augmentation des dépressions, des tentatives de suicides. Pour les personnes âgées, c’est assez terrible parce qu’elles savent intuitivement que le temps leur est compté : si je dois mourir dans cinq ans, trois ans de privations de visites et de câlins, ça compte. Plus qu’une dépression généralisée, nous vivons finalement une tristesse poisseuse, une désolation flottante, qui n’est même pas une grande adversité face à laquelle on pourrait se rebiffer. Et c’est ça le pire, finalement.

Pourquoi un livre sur la consolation ?

Quand on pense à la consolation, on pense à celle qu’on apporte à un enfant qui a un chagrin, ou celle qu’on offre aux endeuillés. Ce sont les deux extrêmes : l’enfance et la mort, le bénin et le grave. Et entre les deux, on oublie la consolation du quotidien. Moi-même, pendant des années d’exercice en tant que psychiatre, j’ai été peu attentif à elle. J’étais obsédé par le soin. Avec mes proches qui avaient des problèmes, je cherchais surtout à les aider matériellement et pas assez à les accompagner émotionnellement. On me l’a souvent reproché. Je crois que nombreux sont les constipés des émotions et donc de la consolation, comme effrayés par les souffrances des gens qu’ils aiment.
Et puis, j’ai eu en 2015 un cancer du poumon. Alors que j’étais en traitement, je reçois une lettre bouleversante d’une maman qui a perdu sa fille dans les attentats du Bataclan. Ces deux événements : être moi-même malade, avoir peur de mourir, et ressentir de la compassion pour cette dame qui était dans une souffrance bien pire encore, m’a fait comprendre que j’étais passé toute ma vie à côté de la consolation. Quand vous êtes sur un brancard ou dans la salle avant opération, et qu’un soignant, un médecin vous parle gentiment, ou vous tient la main, ça ne guérit pas mais ça fait un bien fou. Tout cela m’a ouvert les yeux.
La maladie, la mort, le réchauffement climatique, un climat politique pesant : chacun ne rêve-t-il pas d’être consolé ?

En préparant mon livre, j’ai été frappé par la réception de ce mot, comme si tout le monde avait un immense besoin de consolation. Nous sommes aujourd’hui confrontés à un sentiment d’impuissance fort et à des désillusions violentes. On croyait au transhumanisme, la médecine était en train de devenir toute-puissante, et un petit virus merdique nous rend de nouveau fragiles et mortels ! Mais je ne suis pas partisan que la consolation provienne de gouvernants, cela reste de l’ordre du privé. J’attends des hommes et des femmes politiques qu’ils se coltinent la réalité. C’est à nous, citoyens, de nous interconsoler !

Comment définir la consolation et quelle différence avec l’empathie ?

La consolation, c’est tout ce qu’on offre à quelqu’un lorsqu’on ne peut pas réparer le réel qui le blesse. Et donc, c’est aussi un aveu d’impuissance. On ne console pas un guerrier, mais un blessé qui a accepté son statut de blessé. L’empathie, c’est le soubassement biologique de la consolation : on est équipé cérébralement pour entrer en résonance avec les émotions de l’autre. Un bébé qui voit un autre bébé pleurer, se met à pleurer lui aussi, automatiquement.
Après, vous avez la compassion : j’ai perçu la souffrance de l’autre à laquelle s’ajoute en moi le désir de l’aider, de lui faire du bien. Enfin, le troisième niveau, c’est la consolation qui dépasse la compassion. C’est une vision du monde, une vision de la condition humaine, c’est pour ça que c’est un sujet qui parle à tant de monde. Elle repose sur le constat que l’existence humaine, c’est souffrir, vieillir et mourir, que la vie est dure, que nous sommes tous fragiles.
Vous avez mis le mot au pluriel, comment consoler ?
Cela se traduit de mille façons. Au départ, c’est une acceptation douloureuse, vous acceptez l’adversité qui frappe, car vous n’avez pas le pouvoir de ressusciter un mort, de faire revenir un conjoint qui est parti, de rendre un travail à la personne, de guérir une maladie. Mais vous comprenez aussi qu’il n’est pas possible de laisser la personne seule face à cette adversité.

Donc, la consolation, c’est un don d’affection, d’attention, de présence. Elle est plus qu’un simple réconfort, qui est dans l’instant, c’est l’intention de remettre la personne dans la vie. L’adversité nous exile dans un autre monde, on a le sentiment de ne plus être comme les autres. Consoler, c’est remettre en lien avec le monde, avec les autres, avec la vie.

Peut-on consoler avec des gestes barrières ?

C’est un obstacle qui n’est pas insurmontable. On peut compenser par les autres canaux de communication. Même avec un masque, on peut déjà se parler gentiment, se regarder dans les yeux, on peut encore sentir si l’autre nous accorde une pleine attention.
Aujourd’hui, avec l’accélération qui touche nos existences, peut-on trouver le temps pour consoler ?
Il faudrait considérer que c’est une priorité, quelque chose de vital pour les gens qu’on aime et pour la société dans son ensemble. Dans le métro, vous avez quelqu’un en larmes qui vient de se faire piquer son sac : au lieu de passer, de regarder ailleurs, consoler, c’est s’arrêter, parler et proposer de l’aide ; c’est peu, mais pour cette personne cela peut tout changer, pour la suite, de son regard sur la société. Je pense que notre temps, nous l’utilisons assez mal. On travaille moins que nos ancêtres mais on s’est fait bouffer par les nouvelles addictions aux écrans, aux séries, aux réseaux sociaux, etc. C’est tout ce temps-là qu’on aurait intérêt à consacrer au bonheur, à la bienveillance, à la consolation.

Nous pourrions, selon vous, nous autoconsoler, comment cela marche-t-il ?

C’est comme pour la thérapie : la partie la plus importante, c’est ce que le patient va faire une fois seul, entre deux séances. La consolation, c’est un peu pareil. Dans un premier temps, il est capital d’être consolé par les autres, même à distance, c’est très important de savoir qu’on est aimé, que les autres savent qu’on est blessé et qu’ils nous envoient des marques d’attention. On va ainsi intégrer qu’on n’est pas seul au monde, qu’on est digne de recevoir affection et encouragements.
Après on ne peut pas rester en permanence dans les bras des autres ! Il faut trouver la force de continuer le boulot tout seul, et la vie est consolatrice : la nature, la musique, un beau ciel, l’action au quotidien peuvent suspendre le chagrin ; imparfaitement, certes, mais cela nous permet de rester en lien avec ce qui fait que vivre vaut la peine, malgré tout.

D’où la méditation de pleine conscience dont vous êtes l’un des promoteurs, en quoi aide-t-elle à la consolation ?

Méditer, cela ne règle pas les problèmes, ni ne les empêche de survenir. Mais cela aide à les regarder en face, dans l’apaisement et le discernement : là est la consolation. On ne peut quitter un endroit où l’on n’est jamais arrivé, disent les maîtres zen. De même, on ne peut se détacher d’une souffrance dans laquelle on ne s’est jamais pleinement plongé. Méditer aide à affronter l’adversité, mais seulement l’adversité, pas nos peurs sur l’adversité, nos regrets sur l’adversité, nos colères sur l’adversité.
Méditer nous ramène dans le réel, où résident déjà pas mal de problèmes, et nous écarte du virtuel de nos angoisses et de nos visions déformées et amplifiées de ce qui nous afflige. Méditer nous aide à mieux souffrir en quelque sorte : se soucier seulement de l’adversité, et pas des histoires qu’on se raconte sur l’adversité…

Que répondez-vous à ceux qui critiquent la méditation ou la consolation comme une quête hyper-individualiste du bonheur ?

Il est aisé d’attaquer la psychologie positive, et d’avoir une vue qui consiste à croire qu’au fond, le bonheur est une histoire de confort, d’égoïsme. Je trouve que la meilleure réponse à cela est cette citation de Paul Claudel : «Le bonheur n’est pas le but, mais le moyen de la vie.» Si je n’ai pas la capacité à être heureux de temps en temps, je n’aurai jamais l’énergie de vivre, d’affronter l’adversité. En réalité, la psychologie positive repose sur la conviction que le bonheur, ce n’est pas juste un luxe, mais une nécessité. C’est parce que la vie est dure, qu’elle comporte son lot de blessures et de douloureuses certitudes, que cela vaut la peine de respecter la quête du bonheur et la consolation.

N’y a-t-il pas de la résignation dans la consolation ?

C’est le grand malentendu du mot : les gens y entendent parfois «résignation» et «soumission». La consolation ne conduit pas à la résignation mais à l’acceptation du réel tel qu’il est et non tel qu’on le voudrait. Voir les choses telles qu’elles sont permet de se libérer des agitations émotionnelles inutiles, pour se tourner vers l’action juste. Accepter un problème, ce n’est pas renoncer à le transformer. Parfois, il est nécessaire, de se révolter, de foutre le bordel.
Je crois que l’erreur que commettent les personnes avec acceptation ou consolation, c’est de penser que toutes les colères sont saines et justes, que c’est toujours bien de renverser les tables. Mais cela ne peut pas être une manière systématique de fonctionner. Et les gens y laissent des plumes, ceux qui sont révoltés, comme ceux auxquels ils s’adressent. Beaucoup de colères non maîtrisées sont aussi contre-productives. Je crois qu’il faut se pacifier avant de cogner, se consoler avant d’agresser. Mais bon, évidemment, si je dis ça, Mélenchon va rigoler !

Photo Christophe André /Memantum Production

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