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« LA FAUSSE PAROLE » (1)
Quand viendra le temps de la parole tueuse et mensongère,
Quand elle s’emparera pour chercher à l’éteindre
Du moindre indice où brille encore le mince éclat de la vérité,
Que deviendra l’humain ?
C’est la question que se posait l’ami Armand Robin
Et il n’avait pas tort,
Dénonçant avant tout le monde
« La fausse parole » qui couvait dans les régimes politiques du monde,
Avec une attention particulière pour celle du monstre soviétique.
Toujours prêt à relever la tête,
N’ose-t-il pas s’appuyer désormais pour rugir
Sur les forces religieuses conservatrices
Qu’il chercha d’abord à anéantir ?
Robin avait vu juste dès le début des années trente
Où, à l’âge de vingt ans, lui le fils d’une famille pauvre et paysanne de Bretagne,
Voyait s’écrouler sous ses yeux,
Face à la grande famine imposée aux paysans ukrainiens,
Le rêve d’une terre de fraternité et de justice
Qu’il était venu y chercher.
À son retour, il resta mutique pendant des mois.
Sa vocation fut dès lors de dénoncer
À temps et à contre-temps :
Encore séduits par les sirènes soviétiques,
Les poètes et les intellectuels de l’époque, sûrs de leur juste combat,
Ne l’écoutèrent pas
Et l’inscrivirent même sur une liste noire après la guerre.
Robin passait ses jours et ses nuits
À écouter dans sa petite chambre de bonne à Paris,
Sur toutes les ondes et dans toutes les langues
Le grand détournement et la manipulation qui s’étaient emparés des esprits.
Que dirait-il aujourd’hui ?
Ce fut là l’essentiel de son œuvre avec la traduction,
Dans une langue qui s’approchait au plus près de celle de son enfance,
Des ouvrages de ses amis poètes réduits au silence par la censure ou la terreur :
Essénine, Maïakovski, Pasternak, Ady, Adam Mickiewicz…
Il lui semblait en ces temps de détresse
Qu’il n’y avait pas de tâches plus urgentes que celles-là
Afin de tenter de réveiller l’homme.
On l’a retrouvé mort un jour à l’infirmerie du dépôt à Paris,
sans doute tabassé par des gardiens de l’ordre que, par avance, il récusait
Et qu’il aimait provoquer.
Comment, quand un peuple bâillonné
Se trouve à nouveau livré à la parole fourbe et fallacieuse
Justifiant les pires crimes,
Ne pas réentendre ces mots qu’avec ferveur déjà,
Voici près de quatre-vingts ans, il nous adressait
Entre deux poèmes célébrant la ferme rude de son père
Qui n’est pas sans évoquer l’amour
Que portent à leur terre les paysans d’Ukraine
En dépit de tout ce qu’on leur y a déjà fait subir :
« Le programme en quelques siècles »
« On supprimera la Foi
Au nom de la Lumière,
Puis on supprimera la lumière.
On supprimera l’Âme
Au nom de la Raison,
Puis on supprimera la raison.
On supprimera la Charité
Au nom de la Justice,
Puis on supprimera la justice.
On supprimera l’Amour
Au nom de la Fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.
On supprimera l’Esprit de Vérité
Au nom de l’Esprit Critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.
On supprimera le Sens du Mot
Au nom du Sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.
On supprimera l’Esprit
Au nom de la Matière,
Puis on supprimera la matière.
Au nom de Rien on supprimera l’Homme ;
On supprimera le Nom de l’Homme ;
Il n’y aura plus de nom.
NOUS Y SOMMES. »
Armand Robin, poèmes indésirables 1945
(1) Armand Robin, La fausse parole, 1953
Jean Lavoué, 8 mars 2022
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