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dimanche 15 mai 2022

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En ce jour honorant la mémoire de Charles de Foucauld, je retrouve ce texte publié en 2012 dans le livre « Christ Blues, Stèles pour Xavier Grall » : l’occasion de partager à nouveau ce récit témoignant d’une présence intime dans les racines de mon arbre généalogique…

Charles de Foucauld, compagnon de l'impossible !

De passage à Paris en ce bel après-midi ensoleillé de septembre, disponible, je me laisse guider par l'intuition. Une librairie comme on aime en trouver, où tous les titres font signe. Je saisis machinalement le volumineux recueil des correspondances sahariennes de Charles de Foucauld[1]. Est-ce le miroitement des dunes à l'infini sur la couverture. Est-ce l'homme bleu qui s'avance ? Est-ce le rayon de soleil qui a tourné la page ? Je tombe sur une notice consacrée au Père Richard. Je n'en crois pas mes yeux : Pierre Richard est mon grand-oncle qui a passé l'essentiel de sa courte vie en Algérie, comme Père Blanc.

A t-il rencontré Charles de Foucauld ? Depuis longtemps je me pose la question : les dates coïncident ; les lieux. N'a t-il pas vécu plusieurs années dans le Sud Algérien : à El Goléa, là-même où est enterré le Père de Foucauld ? Mais dans ce livre, tout à coup, plus qu'une confirmation, une bénédiction ! Un signe éclatant de la grande communion qui nous devance.

« Pierre Richard, né à Rennes » Il doit y avoir une erreur ! Peut- être s'agit-il d'un autre ? Le doute me traverse un instant. Mais rapprochant la courte biographie de celle que je connais de mon grand-oncle, l'évidence me saute aux yeux : c'est bien lui. Il y a quelques années j'avais obtenu de l'archiviste des Pères Blancs à Rome quelques repères sur sa vie missionnaire. Il était bien né dans le diocèse de Rennes, mais à Hirel précisément, dans le nord de l'Ille et Vilaine. Sa mère, très tôt veuve de son père, se remarie, épousant mon arrière grand-père. Pierre sera élevé avec ses demi- frères et sœur : mon grand-père, son frère qui mourra à la guerre 14-18 et sa sœur, « Pierre Célestin » en religion. Je vois encore son visage illuminé, son sourire malicieux sous la cornette, enchanter nos rencontres familiales du seuil de ses 90 printemps. Je devine aujourd'hui d'où rayonnait son cœur ! Pierre, le demi-frère bien-aimé qui depuis si longtemps déjà avait rejoint son ciel intérieur : Pierre Célestin !

Enthousiaste, j'achète le livre comme une correspondance longtemps restée secrète, tout à coup à moi seul adressée. Il y est précisé qu'aucune des lettres échangées entre Charles de Foucauld et Pierre Richard n'a été conservée. Cette phrase, présupposant que ces lettres ont existé suffit pourtant à mon bonheur. Glanée au fil des pages, surgit alors toute une part de la vie cachée de ce grand-oncle dont le portrait ornait le mur blanchi à la chaux de la ferme familiale. Une révélation pour moi qui pressentait combien il avait pu être brûlé par la proximité et peut-être même par la rencontre de cet être qui avait franchi la ligne. Une vague rumeur familiale alléguait ce voisinage avec Charles de Foucauld. Or il s'agissait de bien plus que cela. J'en avais désormais la preuve écrite, attestée.

Charles de Foucauld et Pierre Richard s'étaient longuement rencontrés les 4 et 5 novembre 1904. A cette époque Charles de Foucauld rêvait de trouver un compagnon qu'il emmènerait avec lui dans le grand sud saharien. Leur dialogue avait porté sur ce projet. Toutefois aucune décision ne fut prise alors : Charles de Foucauld sent le Père Richard bien trop ancré encore dans son projet missionnaire ; il veut transmettre la foi par le ministère de la parole, alors que lui ne pense qu'à l'enfouissement dans le silence et la prière. Il l'écrit dans une lettre du 2 janvier 1905 au Père Guérin, Supérieur du Père Richard : « Le bon Père Richard m'a longuement parlé - avec grande simplicité et ouverture - en saint homme. Bien des choses lui vont dans ma vie, mais il se regarde comme ayant surtout la vocation de la parole. Je lui ai dit que, dans ces conditions je l'engageais à ne pas venir avec moi. La vie des Petits Frères du Sacré-Cœur de Jésus s'offre à ceux que Dieu appelle à mener la vie cachée de Jésus, sa vie d'obscurité et de silence. » Quelques mois plus tard, le 6 mai 1905, il revient sur cette appréciation. Il attribue à Pierre Richard un nom de code : Gérard. C'est ainsi qu'il nommera par la suite tout possible compagnon : « J'ai refusé en janvier l'offre de notre cher Gérard. Je crois que désormais il y a lieu de l'accepter : à une condition, c'est qu'il vienne comme mon jardinier... Je le ramènerai ou le ferai venir comme mon jardinier-sacristain-serviteur-auxiliaire, soit à Beni-Abbès, soit bien plutôt au Hoggar où je voudrais l'installer.» Suit toute une série de recommandations pour le préparer à sa « nouvelle vie », allant des menus pour se refaire une santé, aux exercices de jardinage et d'élevage, en passant par l'étude « à force » du tamacheq, la copie de l'Evangile dans cette langue, un peu de médecine et surtout « prier JESUS : faire une bonne retraite en septembre . » Puis qu'il se tienne prêt à venir sans aucun bagage, sans nom et sans possibilité de communiquer avec sa famille : « sa nouvelle vie doit être inconnue de tous excepté ses supérieurs » Au fond, qu'il se prépare à ne pas laisser de trace…

Est-ce l'ampleur du programme et des exigences fixées par le frère Charles de Jésus ? Les supérieurs furent-ils effrayés ? Ou Pierre Richard lui-même ? Toujours est-il que cette préparation n'eut jamais lieu et que mon grand-oncle fut alors nommé supérieur de la mission d'El Goléa, aujourd'hui rebaptisée Elménia. Toute sa vie, Charles de Foucauld attendra en vain l'impossible compagnon. Mais n'avait-il pas déjà trouvé depuis longtemps le seul qui lui convienne ?

Quelques années plus tard, en 1926, vint à Ghardaïa, dernière étape avant El Goléa puis Tamanrasset et le grand sud algérien, Albert Peyriguère sur les pas duquel Xavier Grall se rendra en pèlerinage - sur le lieu de sa mission à El Khab au Maroc - un an après sa mort : Albert Peyriguère, comme Charles de Foucauld, fit du Christ son seul maître intérieur. Grall le cite à plusieurs reprises dans son œuvre. Il lui consacre même une douzaine de pages dans son roman Africa Blues. Il a beaucoup reçu de lui et de cet ancrage dans les silences du Christ dont le désert africain garde le secret : « Je vis au milieu des Berbères, écrivait le Père Peyriguère à un correspondant. Je me sens l'un d'entre eux. Et, me présentant au Maître comme l'un d'entre eux je fais monter la prière berbère. Je dis la Messe comme l'un d'eux, pour eux. Le Christ est en moi. Il est plus moi que moi-même. Je n'ai qu'à regarder au-dedans de moi- même pour le trouver. Non pas un Christ abstrait : le Christ est là maintenant, personne vivante qui veut être votre vie. Tout se réduit à se laisser consciemment au Christ, à libérer le Christ qui est déjà en nous. » Xavier Grall rend hommage dans son roman, songeant explicitement au lieu d'enfouissement du Père Peyriguère, à « ces noyaux de chrétienté vivante, à ces sanctuaires silencieux, à ces fraternités tissées dans la chair même du Christ, à ces extraordinaires ermitages africains, à ces bornes dans les déserts, à ces scandaleux abris de prière intense et de miséricorde infinie, oui à ces fragment vivants du ciel sur la terre. Le père Morel (alias Peyriguère) ne baptisait pas, il réincarnait la religion. C'était un Christ. » Voilà aussi pourquoi sans doute le Christ bleu de Grall garde aussi intensément les couleurs du ciel et du désert africains.

Le Père de Foucauld et le Père Richard se reverront à plusieurs reprises, notamment en 1908, puis à deux reprises en 1913. Après deux ans à Arris, dans les Aurès, ce dernier fut nommé en Kabylie, à Bou-Nouh, qui s'appelait à l'époque Béni-Ismaël, où il mourut le 5 janvier 1919, à 43 ans en pensant au vin chaud sucré que lui préparait autrefois sa mère, Jeanne Le Dru, dans la ferme du Pont au Vero, à La Fresnais, route de Saint Malo. Trois ans avant cette mauvaise grippe qui l'emporte, il a dû apprendre le martyre du petit frère de Jésus. J'imagine combien la nouvelle de cette mort violente a pu le bouleverser : ne l'avait-il pas laissé seul dans son ermitage de Tamanrasset, au milieu de son peuple, dans les bras de son Seigneur ?

Mon grand-oncle était un homme rude, exigeant, sans doute un peu excessif. Plusieurs témoignages l'attestent, y compris certaines lettres de ses supérieurs rapportées dans ce livre. Il était marqué par cette culture encore pionnière et conquérante des missions africaines. Mais, si j'en crois les quelques courriers qui nous ont été conservés où il s'adresse à sa mère, à ses demi-frères et sœur, conseillant mon grand-père et son frère pour le choix de leurs épouses, accompagnant ma grand-tante dans sa vocation religieuse, consolant sa mère qui n'avait pas accepté le départ de sa fille si utile à la ferme et au commerce, il parvient à assumer de loin le rôle d'un père chaleureux qui conseille, encourage, soutient ; lui dont le père puis le beau-père sont décédés depuis longtemps.

Plus d'un siècle après cette rencontre, l'Eglise honore l'un des maîtres spirituels du XXe siècle. A l'instar de St-François ouvrant, au temps de l'Europe marchande, des perspectives insoupçonnées sur la pauvreté et la simplicité évangéliques, Charles de Foucauld aura su faire du désert et du silence, à l'aube d'un siècle qui connaîtra une explosion sans pareille de la communication, un des hauts lieux de la spiritualité. Ce n'est pas pour rien que, chaque année, des dizaines de milliers de femmes et d'hommes vont, sur ses traces, y chercher l'espace qui leur parle au cœur. Depuis longtemps j'entends résonner en moi cet appel transmis par les silences de mon histoire familiale. Traversée de blessures, elle a su préserver telle une icône gardée par la flamme vacillante des bougies, dans le coin le plus retiré de la grande pièce commune, la mémoire des sacrifices joyeux et douloureux qui portèrent pour les générations à venir la trace incandescente du soleil. Comme l'assurance d'un compagnonnage secret, impossible, nécessaire.



Jean Lavoué

Photo transmise par Armelle Dutruc, archives de Félix Dubois 



[1] Charles de Foucauld, Correspondances sahariennes, Cerf, 1998.

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