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mercredi 1 juin 2022

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Transmis par l’ami Charles Wright ce bel entretien paru dans les colonnes du Figaro ce week-end : invitation lancée à chacun de trouver son propre « chemin des estives » et de la liberté intérieure…
JL



samedi 28 - dimanche 29 mai 2022 le figaro
entretien Charles Wright

Après avoir fréquenté les cabinets ministériels et les rédactions, l’auteur a tourné le dos à la vie parisienne pour rejoindre la Compagnie de Jésus. Dans le cadre de son noviciat, il est parti trente jours sur les routes de France ; de la Charente à l’ardèche, en passant par la Creuse et le Cantal, il parcourt les entrailles du pays et explore les tréfonds de son âme. S’il a finalement renoncé, au terme de ce périple, à entrer dans les ordres, il a tiré de son voyage un magnifique récit, disponible désormais en poche. Dans Le Chemin des estives, on s’émerveille de la beauté des paysages du Massif central aussi bien que de la bonté des habitants qui accordent le gîte au pèlerin. Le lecteur découvre le compagnonnage intérieur de l’auteur avec Charles de Foucauld et Rimbaud, dont les mots habitent le récit. Quelle leçon a-t-il tiré de cette expérience ? Que la vie doit se vivre en marchant : voyager, ce n’est pas fuir, mais prendre conscience que ce qui compte nous échappe. Charles wright nous invite à renouer avec la nature et à ne jamais renoncer à la quête du bonheur, de l’amour et de Dieu.

« Nos fringales d’aventure, on peut les assouvir dans la France cantonale »

Propos recueillis par Martin Bernier LE FIGARO. – Dans votre livre, vous empruntez le chemin d’un héros balzacien à l’envers : vous quittez les beaux quartiers parisiens pour Angoulême puis traversez le Massif central. Cherchiez-vous à fuir quelque chose ?

Charles WRIGHT. - C’est vrai : la majorité des gens veulent monter en grade, grimper l’échelle sociale. Moi, je fais partie des rares farfelus à prendre le chemin inverse, celui du déclassement... Mon périple de trente jours, cette grande vadrouille dans la France des cantons, des sous-préfectures, des chemins vicinaux, des routes secondaires, je l’ai vécu sans un sou en poche, nu comme un ver, à la merci des circonstances. Dans cette expérience de dénuement, j’ai fait une découverte étonnante : les biens nous encombrent, nous ligotent, on peut vivre très inten- sément et joyeusement avec peu. Vous me demandez si cette traversée du Massif central était une dérobade ? Les voyages sont toujours à la fois une fuite et un appel. « Fuir là-bas, fuir ! »... La France de Macron, du Black Friday, des boucles de BFMTV, du racolage d’Instagram, la société du commentaire. J’avais besoin de me dégager de l’éphémère, de me laver les oreilles dans le silence. De fuir aussi le fardeau de moi-même, puisque, à 37 ans, je n’avais toujours pas trouvé ma raison sociale, je sentais que les Jésuites n’étaient pas faits pour moi, je désespérais de ne pas trouver ma place en ce monde. Mais derrière mon périple, il y avait aussi autre chose : un appétit de l’étendue, une avidité de l’espace, l’appel de la route. D’ailleurs, je suis parti vers les hautes terres centrales comme quelqu’un qui a rendez-vous, persuadé qu’il allait advenir quelque chose de mon abouchement avec ce coin de France.

Vous racontez votre volonté de fuir les injonctions à la performance, à la « résilience ». Est-ce que ça a joué un rôle dans votre décision de rejoindre les Jésuites puis de partir pour ce périple ?

Longtemps, j’ai mené une vie « normale ». J’avais des fiancées, des cartes de visite à rallonge. J’ai été plume d’un ministre de Chirac, puis j’ai sévi dans l’édition, dans la presse. Mais je ne réussissais pas à prendre cette comédie  sociale au sérieux. Et si socialement tout paraissait brillant, au fond de moi, c’était un champ de ruine. Je traînais une insatisfaction, un spleen, je n’étais pas heureux. À 30 ans, à la faveur d’une expérience spirituelle, j’ai redécouvert l’enseignement d’un vieux charpentier juif... On ne le dit pas assez : l’Évangile du Nazaréen n’est pas un jouet pour enfant, c’est de la dynamite en barre ! Comme au carnaval, cela met tout sens dessus dessous : les valeurs sont renversées, les pauvres  deviennent des rois, les puissants à genoux. Quand cette subversion entre dans la vie d’une personne, ce n’est pas une promenade de santé. De fait, à partir de mes 30 ans, l’Évangile a bouleversé ma vie. Comme je trouvais que se vouer à la recherche de l’absolu n’était pas moins noble que faire car- rière dans le conseil ou la com, je me suis mis à hanter les monastères, à vivre dans des ermitages, à partager la vie des pauvres. Puis, à l’âge de 37 ans, j’ai frappé à la porte du noviciat des Jésuites...

Au fil de votre marche se dessine aussi un appel de la nature. Vous parlez de la forêt comme d’un refuge pour se soustraire aux credo de l’époque : la connexion, l’accélération, l’accumulation des objets...

Cioran dit quelque part qu’on a été dépossédé de tout, même du désert. C’est vrai que les possibilités de repli deviennent rares dans une époque quadrillée par un ordre mercantile, technologique et sanitaire. Le Massif central est l’une de nos dernières enclaves de silence, de beauté, de liberté. C’est un ermitage géant, à ciel ouvert, une réserve d’intériorité, une base arrière pour tous ceux qui peinent à trouver leur place dans des temps qui manquent un peu de fraîcheur et de romantisme. C’est aussi le domaine de la nature sauvage. Pendant un mois, je me suis shooté à cette splendeur géographique. C’était un festin de silence, une profusion d’espace. Évidemment, ce n’est pas anodin de patrouiller dans une telle beauté. Aller par les chemins en sifflant, passer sa vie dehors, traverser des forêts, boire l’eau des sources, caresser des vaches, contempler des ciels étoilés, tout cela remplit les yeux et le cœur. Je crois aussi que les paysages qu’on traverse exercent sur nous une action secrète, qu’à la longue, ils entrent en nous, nous augmentent, nous dilatent. Sur les cimes des volcans d’Auvergne, devant le déploiement d’horizons à l’infini, on se souvient que « l’homme est fait pour l’infinité », comme disait Pascal, qui était du coin. L’immensité des horizons vient réveiller la nostalgie de nos propres profondeurs. Quelque chose se met à respirer en soi. On redécouvre qu’on porte en nous de grands espaces.

Vous assurez être un « analphabète de la nature » ; vous ne faites pas de grandes descriptions géographiques comme Julien Gracq. Ne pas avoir cette connaissance intime de la nature vous a-t-il pesé ou permis d’avoir un rapport plus direct avec elle ?

C’est vrai, à la faveur de cette petite aventure, j’ai découvert que j’étais in- capable de nommer les arbres, les plantes, les oiseaux. Ma génération est bardée d’écrans; en appuyant sur un bouton on peut enclencher des phénomènes, mais on a perdu le savoir élémentaire, la litière des choses. Je fais partie de ceux qui pensent que l’agonie du monde rural est une perte tragique. Gamin, pendant les vacances en Corrèze, j’ai eu le privilège de connaître les derniers paysans, avec leurs mains calleuses, leurs corps déformés par l’effort, leur visage de patience et de peine. Il y avait chez eux une qualité humaine, une noblesse. En une génération, on s’est détourné de ces existences cantonales, on a cru qu’elles n’avaient plus rien à nous dire à l’heure d’internet et de l’homme augmenté. «Je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! », poétisait Rimbaud. L’un des fruits de cette virée au Massif central, ce fut le désir très profond d’étreindre à nouveau la réalité, d’éprouver charnellement le monde, de toucher terre, comme le faisaient les vieux paysans de mes étés en Corrèze.

Vous vous définissez comme « un explorateur de sous-préfectures » et un « aventurier de la France cantonale », à l’opposé de ceux qui partent en Sibérie ou en Alaska. Faut-il privilégier la France des chefs-lieux de canton aux destinations lointaines ?

Certains vont chercher le bonheur à Ouagadougou ou à Kuala Lumpur, moi je regarde du côté du plateau de Mille- vaches, du puy Mary et de Saint-Flour. Il n’y a pas besoin d’aller loin pour s’offrir du dépaysement, de l’émerveillement. Nos fringales d’aventure et d’absolu, on peut les assouvir partout, y compris dans cette France cantonale, de l’intérieur, dont on néglige trop souvent les trésors. L’ailleurs est une question de regard plus que de distance. L’aventure est au coin de la rue autant que dans les déserts du Sahara. Je vous dis cela tout en projetant une méharée dans l’Adrar mauritanien l’hiver prochain...

L’aventure est aussi intérieure chez vous. À travers votre voyage, on découvre presque autant Rimbaud et Charles de Foucauld que le Massif central...

Celui qui voyage à pied dans la nature n’est jamais seul avec sa solitude. Le chemin fait surgir toutes sortes de souvenirs, de visages, d’êtres chers. Arthur et Charles sont de ceux-là. Ces compagnons de papier sont des personnages à part entière dans mon périple. D’abord parce qu’on marchait sur les pas de Charles de Foucauld, ce « frère universel » qui, avant de poursuivre son destin météorique en Algérie, s’est enfermé quelque temps dans une trappe d’Ardèche, l’abbaye des Neiges, qui était l’aboutissement de notre voyage. Puis, dans mon sac à dos, j’avais la « Pléiade » de Rimbaud, que je dégainais tous les soirs au repos. Dans le livre, j’ai voulu rapprocher ces deux irréguliers qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau : même goût de la fugue, de l’aventure, même soif d’infini et de liberté. Lacan dit que le mystique, «c’est celui qui ne cède pas sur son désir». Foucauld et Rimbaud ont tous les deux eu le courage de rompre avec les convenances de leur milieu, le monde des adultes et l’esprit de sérieux, pour rester fidèle à leur désir profond, ne pas laisser profaner l’esprit d’enfance avec ses espaces d’innocence et de pureté qui sont la plus belle part de nous-mêmes.

La littérature et la religion s’entremêlent beaucoup dans votre ouvrage, or vous dites qu’il n’est « pas si simple d’accorder l’écrivain et le chrétien ». En définitive, ce voyage - pendant votre noviciat jésuite - ne vous conduit pas à entrer dans les ordres, mais vous publiez un livre...

Un livre, disait d’Ormesson, c’est un chagrin dompté par une grammaire. J’ai écrit Le Chemin des estives peu de temps après avoir quitté le noviciat. C’était une nécessité intérieure : il me fallait faire le deuil définitif de la vie religieuse, et puis relire mon itinéraire pour comprendre d’où venait cette inaptitude pathologique à me stabiliser dans un état de vie, à me sédentariser dans un lieu, au fond, quel était le sens, s’il y en avait un, de l’errance de ma vie. Il s’agissait donc de cautériser une blessure. Mais, plus profondément, je l’ai écrit comme une « action de grâce », comme on dit en patois chrétien. Les circonstances m’ont jeté dans une aventure exceptionnelle. J’ai été le témoin de choses admirables, notamment de la banalité du bien. En arrivant chez les gens les mains vides, j’ai vu la bonté dont un être est capable quand il se laisse toucher par le désarroi d’un semblable. Je ne pouvais pas garder tout cela pour moi. J’ai écrit ce bouquin dans un esprit de gratitude, pour rendre un peu de ce que j’avais reçu. Quand on voyage sans rien, on réalise que tout est le fruit d’une générosité, d’une donation : les paysages, les rencontres, les événements, les visages. C’est gratuit, c’est là ! Il n’y a qu’à cultiver une fraîcheur de regard, être disponible, cueillir ce qui est donné.

Votre rapport à la religion et à l’Église traverse tout votre ouvrage, et c’est même la cause de votre périple. Où en êtes-vous aujourd’hui ?

Dans ce genre d’aventure, on apprend à se soustraire de l’inutile, du futile. On se dégraisse, on s’appauvrit, on réalise qu’on complique trop nos existences. Cet allégement et cette simplification concernent aussi la vie spirituelle. Quand je suis parti vers le Massif central, j’éprouvais une véritable saturation par rapport à la glose ecclésiale. Je n’en pouvais plus des discours spirituels, je trouvais que toutes ces paroles créaient un parasitage, un écran. J’avais besoin de retrouver la réalité dans sa nudité native, dans sa transparence primordiale. Ma prière était devenue celle de Maître Eckhart : «Je prie Dieu qu’il me délivre de Dieu». Aussi, sur les chemins, pendant un mois, j’ai pratiqué une religion buissonnière. Je faisais mes dévotions en contemplant les frondaisons des arbres et les ciels étoilés. Ma liturgie, mon observance religieuse, c’était aussi les vaches, le pas lent de  leurs courses dans les prés, leur allure de vieille dame tranquille. On ne peut pas enfermer Dieu, y compris dans les Églises. Le Vivant, c’est celui qui déborde, qui échappe. Le Christ est toujours plus grand, disait Teilhard de Chardin, qui a inventé la « messe sur le monde », on n’a jamais fini de le chercher... Je crois d’ailleurs qu’il y a une mystique de la marche. On part parce qu’on éprouve le sentiment d’une absence, d’un manque. Au fond de soi, on a la nostalgie d’une plénitude, on se sent exilé de son lieu véritable. Cela nous tourmente, il faut partir à sa recherche. C’est peut-être ça une existence : une marche éperonnée par le désir d’une terre où l’on n’arrive jamais. Car les choses qui comptent vraiment – la vérité, l’amour, Dieu, le Christ... –, on ne peut jamais les saisir, mettre la main dessus. Sans cesse, il faut repartir, aller de l’avant, plus loin. Le bonheur ou le Royaume est une promesse, il est toujours devant nous... Alors comme disait Rimbaud : « En route ! »■

* Charles Wright a publié « Le Chemin des estives » en 2021 (Flammarion), qui vient d’être réédité en poche aux Éditions J’ai lu (352 p., 8 €)





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