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lundi 19 décembre 2022

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Journée de célébration pour Christian Bobin ce dimanche avec une vingtaine d’amis. Dans le grenier aux livres où nous nous retrouvons, les siens sont posés comme des nids sur la poutre du ciel. Chacun a apporté les miettes de joie recueillies au fil de ses pages. Nous partageons ce festin après avoir regardé ensemble le documentaire si poétique et si profond filmé depuis sa maison des lisières de Saint-Firmin : « La grande vie ». Nous poursuivons la conversation avec un ami dont la présence silencieuse se fait plus secrète et plus vive encore. Puis nous partageons les petits lumignons de la confiance et de la fête qu’il avait allumés depuis tant d’années déjà dans nos cœurs. Depuis, nous éprouvons davantage encore que « Vous n’êtes pas mort, Christian Bobin » comme l’écrivait voici quelques jours Emmanuel Godo dans le journal La Croix.


JL

 

 

            Les journaux inventent parfois de ces choses. On annonce votre mort, Christian Bobin. Je m’empresse  de vérifier. Je rouvre Le Très-Bas et me voilà rassuré. Les apparences leur ont encore joué un tour. Votre voix est bien là, toute vibrante de l’étonnement émerveillé : « Les livres aujourd’hui sont en papier, les livres d’hier étaient en peau. La Bible est le seul livre d’air - un déluge d’encre et de vent. »


            Ils sont étranges, les vivants,  il leur vient de drôles de tristesses quand l’un d’entre eux poursuit son chemin de l’autre côté de la splendeur.  Ils disent en se prenant le regard dans les plis du voilage : « Christian Bobin est mort. » Sans comprendre que la mort se casse le nez à la porte des poèmes. Et qu’elle n’emporte qu’une enveloppe vide. Les lettres qui étaient dedans, toutes les lettres, vous avez pris soin, au fil des années, de les laisser sur le rebord de la fenêtre,  pour que les égarés, sur le chemin perdu ne meurent pas de faim.


            Vous n’avez pas ménagé votre peine, vous avez écouté ce que souffle l’esprit de pauvreté à ceux qui l’aiment. Vous avez laissé les intelligences au cœur vide croire qu’il n’y a de prestige que dans le désenchantement. Vous avez assumé d’être tenu pour un naïf par les sérieux assis dans le renfort de leur sérieux.  Vous avez écouté le moineau dire : « Je suis une mie de pain dans la barbe du Christ. » Vous avez su que « les ânes voient les anges » et que c’est dans les plus simples maisons que les dieux entrent quelquefois…


            Ce souffle, vous avez exposé vos mots à son risque, à sa chance…Votre vie, comme vos livres, vous avez fait en sorte qu’elle reste ouverte, offerte aux quatre vents. Vous marchiez comme vous écriviez : dans une main  de miséricorde.


            Jacques Chessex, dans l’Interrogatoire  nous a prévenus pourtant : « Ne pas considérer la littérature comme un jeu, mais se rappeler que tout vrai texte manifeste la Parole dans la parole. » La Parole avec un grand P, celle des psaumes et des Évangiles. Celle qui insuffle, dans nos bivouacs que nous croyons des citadelles, ce tohu-bohu ou ce « déluge d’encre et de vent » qui nous rappelle impérieusement à notre condition de pèlerins.


            Votre parole, cher Christian Bobin, vaut mieux que ces quelques citations qu’on voit passer comme des oiseaux en cage sur les réseaux sociaux. Votre Verbe saucissonné comme ces chefs d’œuvre des musées qu’on visite et qu’on laisse végéter sur les magnets des réfrigérateurs en espérant que par superstitieuse capillarité, ils feront  rayonner un peu de leur beauté sur notre quotidien.  Des coquelicots qui se flétrissent dans des herbiers qu’on prend pour des carrefours. Votre parole de vie.  Il ne faut pas nous contenter de la réciter, mais bien et bien suivre les chemins qu’elle trace en nous. Car l’écriture pour vous n’était pas un sport auquel on s’adonne quand la météo ou la bourse l’exigent.  Comme Marina Tsvetaïeva, vous auriez pu dire :  « Je ne suis pas une joueuse, ma mise, c’est mon âme »  ( Lettre de la montagne et lettres de la fin).


            Pierre Reverdy, écrivait, dans sa solitude et son dénuement de Solesmes : « Le poète est un accumulateur de faiblesses qui finissent parfois, sans paradoxe, par donner beaucoup de force à ce qu’il écrit. »  (Le Livre de mon bord) Votre parole nous désarme comme un sourire de mendiant.  Elle nous rejoint à l’endroit de la question inguérissable  : nos yeux d’enfance.  Elle nous fait retrouver un espoir, en raccordant nos vies et nos âmes à l’immensité d’amour pour  laquelle elles sont nées.


            Et on prétend que vous êtes mort ! Cette habitude que les vivants ont d’appeler mort le feu qui chante en nous, la voix qui nous appelle à l’insurrection de la joie contre l’évidence pétrifiante du désastre. Vous n’êtes pas  mort, Christian Bobin, cher ouvrier de l’espérance. Vous avez fait votre devoir et vous êtes parti prendre votre repos. Nous ne sommes pas tristes car nous connaissons grâce à vous notre tâche : continuer de faire naître en nous la Parole.

 

    

Emmanuel Godo (La Croix du  30 novembre 2022, extraits)







 

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