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vendredi 24 mars 2023

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Merci, cher Emmanuel Godo, pour cette nouvelle chronique sensible consacrée à la poésie ! Merci d’y citer mon ami Philippe Forcioli qui vient de nous quitter en nous confiant à demi-mot cet « irracontable » qui nous bouleverse…  « La poésie, comme le cuivre de la vie, est toujours « en avant »… Le poème ne s’écrit jamais à partir d’une connaissance mais pour tenter une réponse… »







L’irracontable


La chronique d’Emmanuel Godo, Poète et essayiste

Emmanuel Godo, La Croix, le 22/03/2023


Le temps humain, de grandes voix de la pensée nous disent que c’est celui qui passe par la médiation du récit. Conteurs, nous le sommes tous, de nos vies, de la marche du monde. On peut même soutenir qu’un recueil de poèmes est une sorte d’histoire que l’on narre autrement – Ovide moderne, Du Bellay raconte, dans Les Regrets, son voyage initiatique entre France et Italie. Et il n’est pas impossible qu’au fond de chaque poème, on trouve le fantôme d’une fable.


Mais il m’a toujours semblé que le temps le plus spontanément humain était celui qui ne se raconte pas. Celui qui vient empêcher la mise en récit. L’instant qui nous laisse bouche bée. Celui qui nous sidère. Qui nous fait mesurer à quel point les mots trahissent ce que nous éprouvons. Ce tournis de sensations contraires que la raison a du mal à démêler, qu’elle voudrait bien mettre en ordre, faire entrer dans la logique d’un récit. Tous ces moments où si quelqu’un nous y surprenait, en nous demandant : « Qu’est-ce qui t’arrive ? », nous répondrions : « Rien, je rêvasse ».

La poésie a à voir avec cette expérience de l’irracontable. De l’impossibilité de faire tenir ce que nous ressentons dans la forme narrative. Le poète est cet être qui s’attarde, qui reste attentif à ce qui met le langage en défaut. Tout poème est un essai de faire entrer dans l’ordre des mots ces impressions dont on n’a jamais su quoi faire. Ces choses entrevues, quasi imperceptibles, inavouables en un sens, que l’entendement, dans son versant utilitaire, délaisse ou piétine parce qu’elles ne servent à rien, croit-il : « Des petits temps dans le grand Temps/Qui flottent en hésitant sur le mouvement à suivre » (Philippe Forcioli, Les Impromptus de La Sauvegarde, L’Enfance des arbres, 2023).


Et pourtant ! L’essentiel est un presque rien, une chose légère entre les choses légères. Le plus poète des philosophes, Vladimir Jankélévitch, n’a cessé de nous le rappeler. Là où le passant pressé ne verra rien qui puisse compter, le poète jure fidélité au coup d’ongle fugace de la perception. Et nous le redonnera, à la lumière des mots, par son travail de patience, comme une vérité sans laquelle nous serions en péril de ne plus être les témoins de la splendeur du monde : « En se mirant/dans une flaque/d’eau/le rocher/prend l’allure/d’une tour » (Enza Palamara, La Gloire d’être, La Centaurée, 2012).

La poésie resitue la vie comme aventure, improvisation merveilleuse, impréparation continuelle. Elle ne sera jamais un métier et les vrais poètes le savent bien : il leur est impossible de se prévaloir d’un quelconque savoir-faire, au risque de voir la grâce se détourner d’eux. Le poète est cet artisan qui réinvente constamment son geste, la matière qu’il façonne, l’objet qui va sortir de son labeur. C’est parce qu’on est toujours, comme le souffle Yves Leclair, « par erreur poète », que l’on peut épier l’aube qui se lève sur « la lumière bleue/des montagnes », entrevoir en elle le « miracle d’être » et s’arrêter avant d’aller trop loin dans l’imprudence du dire : « S’effacer/chiffon, sagesse » (Miniatures, L’Étoile des limites, 2023).


L’archange Rimbaud est là pour redire au poète qu’il ne peut pas s’asseoir dans la certitude. Que la poésie, comme le cuivre de la vie, est toujours « en avant ». Et qu’un poème ne s’écrit jamais à partir d’une connaissance mais pour tenter une réponse, comme un feu de paille, à la question : « Mais qu’est-ce que je cherche au juste ? » Richard Rognet nous fait entrer dans l’atelier du poète – c’est une amitié avec le feu, un refus du faux sérieux, un dialogue âpre comme une lutte avec l’ange aux semelles de vent : « tes courses superbes/sur d’obscurs chemins/susurraient aux herbes/des chants de gamins » (Dans un nid de flammes, L’Herbe qui tremble, 2023).


Dans sa quête, si précaire, le poète dispose d’un seul critérium, pour savoir si ce qu’il écrit est poésie : la vérité entraperçue, dévoilée une seconde dans ces offrandes du réel, ces sensations aussi imprévisibles que profondes et durables. Ce que j’écris tient-il devant le tombeau des amants ? Devant les mains usées de l’homme qu’on a privé de sa dignité ? Devant les larmes de la jeune fille qui aime tellement la vie qu’elle croit aimer la mort ?


Quand le poème ne résiste pas devant la brûlure du vivre, il nous tombe des mains. C’est que ce n’est pas un poème, mais un mirage fabriqué trop vite par quelqu’un qui n’a pas assez écouté le temps. Rien de tel avec Jean-Michel Maulpoix : il regarde implacablement en lui la « saison froide » de la vieillesse recouvrir son corps de la « cendre du désir ». La question que le destin lui pose, il nous la redonne en partage comme un chemin fragile : « Entends-tu cet oiseau qui appelle dans l’hiver ? » (Le Jardin sous la neige, Mercure de France, 2023).


Photo Serge Picard pour La Croix


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