Traduire

dimanche 1 octobre 2023

 .

Dans ces extraits d’un entretien accordé à La Croix Hebdo le week-end dernier, le sociologue allemand Hartmut Rosa jette un regard décalé sur la religion. Celle-ci est aujourd’hui généralement disqualifiée par la logique productiviste et consumériste de nos sociétés. Dans un ouvrage récent, il s’interroge quant à lui sur son utilité pour nos démocraties. Il ne fait pas de différences entre les grandes religions monothéistes et les sagesses d’Asie. Toutes ouvrent, dit-il, un espace original de « résonance » et d’entrée en présence avec le monde là où le principe « d’accélération » qu’il a décrit dans ses ouvrages précédents cherche lui, avant tout, à rendre celui-ci « disponible » et manipulable selon la logique de nos intérêts et l’impératif d’une croissance sans fin. Il a bien conscience que par certaines de leurs tendances elles peuvent aussi contribuer à bloquer cette résonance. Mais en elles se réfugie la brise de fin silence indispensable à notre souffle de vivants. Elles sont surtout susceptibles de nous donner « un cœur qui écoute » qui nous fait trop défaut aujourd’hui : l’agressivité généralisée en est le signe… Approche de la pensée d’un intellectuel singulier qui n’a pas fini de nous étonner et de nous éclairer. 


JL




Hartmut Rosa : « J’ai cherché pourquoi la société pouvait avoir besoin de la religion »


Entretien 

Hartmut Rosa est l’un des grands sociologues contemporains. Après avoir décrit les maux de notre ultra‑modernité, il s’intéresse au potentiel que porte la religion, dont il considère qu’elle ne constitue plus qu’un « problème ». Une lecture originale et plutôt inattendue qui fait consoner religion et ouverture.


Recueilli par Élodie Maurot, le 27/09/2023 


La Croix L’Hebdo : Dans votre dernier ouvrage Pourquoi la démocratie a besoin de la religion, vous plaidez pour une meilleure reconnaissance de l’apport de la religion. Avez-vous eu le souhait de bousculer les idées reçues ?


Hartmut Rosa : Oui, je crois qu’il y avait chez moi le désir de bousculer les idées reçues sur la religion et aussi un vrai souci quant à la manière dont on la considère aujourd’hui. De nos jours, on ne parle plus de la religion que comme un désastre, une catastrophe, un danger pour la démocratie… La religion n’apparaît plus que comme un problème dans la société. Et mon impression était que même les prêtres et les théologiens paraissent partager cette idée qu’ils sont anachroniques et constituent un problème.

J’ai donc eu envie de regarder cette réalité autrement. J’ai cherché pourquoi la société pouvait avoir besoin de la religion et quelle pourrait être sa contribution. Quand vous allez à l’église le dimanche, le lieu est quasiment vide et il n’y a souvent que des personnes âgées dans l’assistance. La religion s’éteint et je me suis demandé ce que nous perdons, comme société, si tout cela meurt.


Dans deux ouvrages majeurs, Accélération (2010) et Résonance(2018), vous avez décrit les maux de l’ultra-modernité. Comment la religion peut-elle participer, à sa manière, à les surmonter ?


H. R. : Je considère la religion comme un mode d’existence. De mon point de vue, la religion engendre une manière d’être au monde et c’est ce que j’ai cherché à montrer dans ce livre. Mon diagnostic est que la société moderne développe une forme d’agressivité à l’égard du monde. Quand vous entrez dans un supermarché, vous vous dites : « Je dois acheter cela et cela, et trouver les meilleures offres. »Quand vous entrez dans votre bureau, vous pensez : « Je dois faire mon travail, me débrouiller avec les collègues, avec le chef… » Même quand vous rentrez chez vous, vous êtes dans une forme d’agressivité avec tout ce qu’il y a à faire : la cuisine, le nettoyage, la lessive et ainsi de suite…

Or quand vous entrez dans un lieu de culte, un changement de sensibilité et de perception se produit. Que vous soyez croyant ou pas, vous n’êtes pas dans un mode d’agression. Même comme touriste, vous expérimentez une nouvelle disposition de corps et d’esprit. C’est aussi le cas quand vous assistez à un service religieux, quand vous priez, quand vous chantez. Ou encore quand vous exprimez votre reconnaissance, votre gratitude pour l’existence, quand vous remerciez pour le fait d’être vivant, attitude fondamentalement religieuse.

La religion développe ainsi une manière d’être au monde très différente de notre manière ordinaire de nous y rapporter. C’est une façon d’écouter et de répondre, plutôt que de conquérir et de dominer, attitudes que développe habituellement notre modernité. Vous expérimentez une autre manière d’être dans le monde et d’être relié au monde.

En allemand, nous avons le verbe aufhören que j’aime beaucoup. Il signifie littéralement « s’arrêter », mais il contient le mot hören qui veut dire « écouter » et le préfixe auf qui indique une intensité. Il offre donc un jeu de mots en rapprochant « s’arrêter » et « écouter davantage ». Voilà ce que signifie la religion pour moi : « Arrêtez-vous un moment avec votre to-do list” et écoutez. »

Pour moi, la religion ne commence pas avec quelque chose que l’on fait soi-même, mais plutôt avec quelque chose que l’on reçoit, que l’on expérimente. Ce n’est pourtant pas un mode d’être passif, comme si on devait s’arrêter et ne plus rien faire. C’est une forme de résonance, un mélange de passivité et d’activité. C’est un entre-deux, entre écouter et répondre.


Pour beaucoup de nos concitoyens, la religion n’est pas associée à la forme d’écoute et de pacification que vous décrivez. Elle évoque plus souvent le fanatisme, la violence, des identités closes, des vérités oppressives… Que répondriez-vous à leurs objections ? La religion est-elle irrémédiablement une figure de Janus à deux visages ?


H. R. : Vous avez raison de faire valoir cette objection et je prépare actuellement une nouvelle édition de mon livre pour le public anglophone dans laquelle j’ai l’intention d’ajouter un chapitre à ce propos. En fait, quand j’ai écrit ce livre qui est le texte d’une conférence, j’ai pensé qu’il était tellement évident que la religion pouvait être un monstre que je suis parti dans une toute autre direction.

Je suis tout à fait d’accord pour dire que la religion est comme une face de Janus. La religion peut vraiment nous donner un accès à la résonance, mais elle peut aussi tuer la résonance. Pourquoi ? Parce que, d’un côté, elle est liée fondamentalement à l’ouverture, à l’écoute de quelqu’un ou d’une réalité que je ne peux clairement entendre, que je ne peux jamais être sûr de bien comprendre. Mais, de l’autre côté, elle est productrice de réponses. Cet aspect me paraît lié à un désir d’auto-efficacité.

Le danger apparaît donc quand les autorités religieuses prétendent énoncer ce que Dieu dit, ce que Dieu veut et prennent la place de Dieu. Cette attitude ferme la résonance. Non seulement elle ne favorise pas ce que j’appelle la « résonance verticale », entre moi et la réalité ultime, mais cela compromet aussi la résonance sociale, entre humains, parce que cela a des conséquences sur la vie commune, par exemple pour les femmes ou pour les personnes homosexuelles.

Cette propension de la religion à tuer la résonance se voit dans le dogmatisme, le fanatisme et le fondamentalisme, qui sont toujours porteurs de l’affirmation : « N’écoutez pas les autres, c’est la voix du mal. Fermez vos oreilles, parce que vous savez ce que Dieu veut. » Les religions peuvent ainsi devenir l’exact opposé de ce que je cherche à faire valoir dans ce livre. Si j’ai laissé cet aspect à l’écart, c’est parce que c’est une réalité qui saute aux yeux aujourd’hui, que ce soit dans l’islam fanatique ou dans la crise des abus sexuels dans l’Église catholique. Ce sont des réalités horribles, mais elles ne disent pas le tout de la religion.


Vous paraissez ne pas faire de différence entre les religions. Pourquoi ?


H. R. : Pour moi, le christianisme, le judaïsme, l’islam, mais aussi le bouddhisme et l’hindouisme, donnent une articulation à l’idée que « quelqu’un m’a donné le souffle de vie »« quelqu’un m’a appelé par mon nom ». Toutes développent l’idée d’être en relation avec une réalité ultime et la promesse d’y être connecté. C’est cette attitude qui m’intéresse. En effet, j’écris comme sociologue, pas comme un spécialiste des religions intéressé par leurs différences. Je n’écris pas non plus comme un théologien qui voudrait parler avec justesse de la Trinité.

Je me sens en phase avec la définition de la religion que donne le philosophe Charles Taylor quand il dit que la religion a à voir avec deux choses : l’une est la transcendance – il y a quelque chose au-delà de moi, qui me dépasse et qui a de la valeur –, l’autre est la transformation – je ne veux pas être seulement celui que je suis, j’ai l’espérance d’une transformation liée au fait d’être connecté avec cette réalité ultime. Je retrouve ces deux aspects, de manière différenciée, dans toutes les religions. De mon point de vue, ces points communs sont essentiels. Les différences ne viennent qu’après et elles sont liées aux institutions, aux dogmes, aux théologies.


Comment en êtes-vous arrivé à considérer la religion de cette manière ? Quel est votre rapport personnel à la religion ?


H. R. : Mon histoire avec la religion est assez intéressante car je n’ai pas grandi dans une famille chrétienne. Dans la région de la Forêt-Noire, le contexte autour de moi était bien sûr chrétien. Ici, tout le monde est catholique, les voisins, les amis… Mes parents l’étaient aussi, mais ils ont ensuite quitté l’Église. Je me souviens du jour où ma mère m’a dit un jour : « Je ne crois plus ce prêtre. Ce qu’il dit ne peut pas être juste. »

Mes parents étaient des personnes simples. Ils n’étaient ni des intellectuels, ni des hippies. Ils se considéraient comme des chercheurs de vérité. Ils se sont tournés vers l’ésotérisme, mais pas dans le sens du New Age, où vous prenez un peu de ceci et un peu de cela pour créer votre propre religion. Au contraire, ils ont cherché vraiment des groupes religieux qu’ils puissent rejoindre. Ils ont d’abord été très engagés dans les Rose-Croix, puis ils se sont intéressés à l’anthroposophie, ensuite au bouddhisme. Pour ma part, j’ai été socialisé dans un groupe hindouiste, ce qui m’a beaucoup influencé, même si de manière évidente il s’agissait d’une secte stricte et assez conservatrice.

Mon rapprochement avec la religion chrétienne s’est fait progressivement. De temps en temps, j’allais à l’église parce que quelqu’un de mon entourage était mort. Je me souviens y avoir entendu le témoignage marquant d’une femme disant : « Dieu, tu m’as soutenue. Tu m’as dit “oui” quand tout et tout le monde me disait “non”. » Cela a résonné en moi. Je me suis dit : « Ça, c’est une grande idée… »Mais plus que tout c’est l’orgue qui m’a touché. J’ai toujours été impressionné par cet instrument qui fait résonner tout l’édifice, comme si toute l’église vibrait. J’ai demandé à mes parents d’apprendre l’orgue et ils n’étaient pas sectaires au point de me le refuser.


Vous considérez-vous aujourd’hui comme chrétien ?


H. R. : Vous savez qu’en Allemagne vous avez à payer l’impôt religieux si vous êtes membre d’une Église. Je paie mon impôt à l’Église protestante donc je suis membre de l’Église protestante. Dans ce sens, je suis chrétien. À la question « Êtes-vous chrétien oui ou non ? », je réponds oui, mais ne suis pas très à l’aise avec la question des croyances. Le sociologue Bruno Latour disait : « Demander à un croyant ce qu’il croit, c’est déjà tuer la religion. » C’est exactement ce que je pense.

Quand on me demande « Que croyez-vous vraiment ? », je ne peux en toute sincérité pas répondre. La religion est d’abord pour moi une question de connexion. C’est ce qui m’arrive quand l’orgue commence à jouer, quand les cloches sonnent, mais aussi quand je prononce le Notre Père – une prière que j’aime beaucoup – et que je ressens que ces mots viennent à moi à travers les siècles. J’aime aussi les chants, qui ne vous forcent pas à croire de manière littérale les mots que vous prononcez, ni à y penser de manière logique. Ils vous donnent juste un sens de ce que la vie pourrait être.

Je n’ai jamais pensé que croire en Dieu était quelque chose de l’ordre du raisonnable et du cognitif. Ce n’est pas à travers des raisons que l’on devient religieux ou croyant. Cela a bien plus à voir pour moi avec les émotions, même s’il ne faut pas opposer raison et émotions. Ce que je veux dire, c’est que la religion vient bien plus du cœur que de l’esprit.


Vous êtes aujourd’hui une figure de proue de la pensée critique. Avez-vous le sentiment que vos lecteurs sont prêts à entendre ce que vous dites de la religion ?


H. R. : Je ne sais pas, mais je ne cherche pas à écrire ce que les gens veulent lire. Je veux juste écrire ce qui me semble être juste et vrai. Il est certain que politiquement les sociologues sont situés plutôt à gauche et n’aiment guère la religion. Certains y sont même hostiles. J’enseigne dans l’ex-RDA et nos étudiants n’ont souvent plus aucune notion de la religion. Pour eux, c’est une forme particulière de superstition. Je ne suis donc pas certain que tous ceux-là aient envie d’entendre ce que j’écris.

Ceci dit, il pourrait y avoir de bonnes chances que les lignes bougent. Aujourd’hui, la crise que nous traversons est profonde. Elle est économique, mais aussi politique, sociale et spirituelle. On le voit à la colère qui traverse le corps social. Tout le monde est toujours en colère. En France, il y a eu les gilets jaunes et les récentes émeutes, mais c’est la même chose en Allemagne à propos de la vaccination ou en Angleterre à propos du Brexit.

Au sujet des migrants comme de la crise climatique, les gens sont en colère pour des raisons strictement opposées, mais tout le monde est en colère. C’est le signe que quelque chose manque, que quelque chose va fondamentalement mal. Nous n’avons pas de réponses absolues et convaincantes aux questions ultimes et nous ne pouvons pas revenir à des formes naïves de croyances, mais il me semble évident que nous devons regarder dans toutes les directions pour chercher si nous pouvons vivre différemment, si nous avons des ressources pour habiter le monde autrement. Cela inclut les religions.

…/…


2023 Pourquoi la démocratie a besoin de la religion.


 Un spectacle

Les étoiles

« J’adore observer les étoiles depuis que je suis enfant et j’ai chez moi tout ce qu’il faut pour cela. La relation avec l’univers peut développer deux attitudes différentes. L’une est de “rendre le monde disponible”, en calculant leur distance, leur luminosité, ce qui se passe physiquement à l’intérieur d’elles… L’autre est de ressentir les étoiles de l’intérieur, de prendre conscience de leur ancienneté. Quand vous regardez le ciel, vous observez des étoiles éteintes mais qui brillent encore par-delà les siècles. Le ciel offre une coprésence du passé et du présent. Cela donne un sens de l’histoire fantastique. »


 Une joie

La marche

« Nietzsche a dit qu’on pouvait voir la différence entre un livre écrit dans une bibliothèque et un livre écrit en marchant en plein air. Je pense que c’est effectivement très différent. J’aime marcher sans avoir de but, même pas pour faire de l’exercice. Cette motion du corps change votre manière de percevoir le monde et de vous y relier. Tous mes livres sont le résultat de marches. »







.







Aucun commentaire:

[URL=http://www.compteur.fr][IMG]https://www.compteur.fr/6s/1/6057.gif[/IMG][/URL]