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Me voici immobile
Incapable depuis trois jours
De poser le pied dehors
Et je sens combien le Blavet
Coule en moi
Dans mes mots
Mes silences
Mes lumières fraternelles
J’en ai profité pour faire la connaissance
D’un poète fulgurant Henry Rödel
À peu près inconnu de tous
Petit frère d’Etty Hillesum
Et de Magda Hollander-Lafon
C’est sa nièce Christine Schmelck
Lectrice des poèmes de L’enfance des arbres
Qui m’a fait parvenir ce document spirituel bouleversant
Qu’elle-même a rassemblé
À propos de son oncle
Assassiné par les nazis à l’âge de 27 ans
« Sur les traces d’Henry Rödel
résistant et poète » (1)
Dès son internement à Compiègne
Pour actes de résistance à Toulouse
Dénoncé par un camarade sous la torture
Il devient le compagnon de déportation de Robert Desnos
Ils erreront de camps en camps
Compiègne Auschwitz Buchenwald
Flossenbürg Flöha
Au cours d’une année d’affreux sévices
Malade Henry sera le premier à être éliminé
Fusillé dans une forêt près de Marienberg
Avec 56 autres prisonniers épuisés
Découragé par la mort de son ami
Puis anéanti par le vol par un kapo russe
De la petites boîte dans laquelle ils avaient soigneusement conservé ensemble
Leurs écrits et poèmes de captivité
Robert survivra d’à peine deux mois à Henry
Pour une dernière étape de cette « marche de la mort »
Qui le conduira à Theresienstadt où il mourra d’épuisement et de typhus
Un mois tout juste après la Libération du 8 mai 1945
Le compagnonnage improbable de ces deux amis poètes
Nous révèle ce qui en l’homme
Est plus grand que l’homme
Et qui ne l’abandonne jamais
Même au prix des plus grandes souffrances
L’un Robert l’incroyant
Bouleversé pourtant par le mystère de la vie
Et par l’amour de sa compagne Youki
Relevant jusqu’au dernier souffle par son imagination inépuisable
L’espérance de ses compagnons d’infortune
L’autre Henry viscéralement abandonné à une présence en lui
Qui rayonne au cœur de son être
Comme un ami qui même s’il ne le nomme guère
L’accompagne sans cesse parmi ses frères de douleur
Jusqu’au bout de l’épreuve
Lui le papa de deux jeunes enfants
Dont il ne connaîtra pas le second
Mais qui écrira dans un de ses poèmes prémonitoires
À propos d’Anne sa fille aînée
Juste avant son arrestation
Cette sorte d’adresse angoissée
« Mais l’enfant devait naître
Maillon de mon maillon
C’est toujours le même sens
Est-ce donc impossible de rebrousser chemin ? »
Comme leur vive présence nous est redonnée
Par-delà leur absence
Par ce vif témoignage des liens du sang
Mais aussi par l’amour indéfectible et l’amitié
Comme ils deviennent membres de notre famille la plus intime
La seule que nous ayons
Notre famille humaine
Comme la poésie transfigure leurs différences
Féconde leur chemin de souffrance
Et les relie par-delà toutes revendications
De cultures ou d’identités
Devenues soudains si stériles
Et secondaires
Ce sont là deux hommes simplement
Deux frères noués à l’arbre du mystère
De notre condition humaine
Et leur cri de lumière nous rejoint
Semblable à celui d’Etty et de Magda
Ou encore de Shelomo Selinger
Que Christine Schmelck cite
À la fin de son livre de témoignage et d’amour
« Je crois en l’Homme…
Je crois encore en la possibilité de l’Homme
Car là où cela ne se pouvait
Où cela n’aurait pas dû
Des hommes ont conservé leur dignité
Et leur intégrité
Là où toute humanité devait être détruite
Des hommes n’ont pas renoncé
À leur visage divin. » (2)
C’est Paul Eluard qui trouva lors du retour des cendres
De Desnos à Paris en octobre 1945
Les mots que les deux compagnons et amis
Henry et Robert auraient pu s’adresser l’un à l’autre
Après leur tragédie vécue ensemble jusqu’à la fin
« Jusqu’à la mort tu as lutté
Tout au long de tes poèmes la liberté Court comme un feu terrible
Ta poésie c’est la poésie du courage
Tu as toutes les audaces possibles
Tu vas vers l’amour vers la vie
Vers la mort sans jamais douter… »
Jean Lavoué, 14 novembre 2023
Photos Robert Desnos et Henry Rödel
www.enfancedesarbres.com
- Édition Le Publieur, Paris, 2023, 16 €
- Shelomo Selinger avec Laurence Nobécourt, Nuit et lumière, des marches de la mort au chemin de la vie, Albin Michel, 2021
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