Émotion de retrouver ce matin cette écriture vive d’Adeline Baldacchino autour de ce courrier bouleversant que lui adressa Christian Bobin après la mort de son père :
« Nous avons un arbre dans la poitrine. Cet arbre, ce sont nos parents. La hache de la mort vient de porter un coup profond. J’aimerais que mes mots d’aujourd’hui vous donnent ce qui reste toujours à donner, même quand tout est perdu : un sourire. Il y a un poème de Supervielle qui parle d’un arbre abattu. Il dit que la forme du tronc, invisible, demeure longtemps dans l’air, tremblante, perçue des seuls oiseaux. L’absence de ceux que nous aimons, vous verrez, vous le savez déjà, fait peu à peu un bruit de feuillage dans notre cœur, comme la croissance d’un printemps désormais incorruptible. »
JL 18/12/23
Merci à l’ami qui m’a transmis cette bouleversante correspondance de l’essayiste, romancière et poète Adeline Baldacchino à Christian Bobin parue dans la revue Marianne le 12 décembre 2022… Christian Bobin dont « l’absence fait peu à peu un bruit de feuillage dans notre cœur, comme la croissance d’un printemps désormais incorruptible. »
JL 17/12/22
Cher Christian Bobin, vous m'avez sauvée
Par Adeline Baldacchino
Publié le 12/12/202
Adeline Baldacchino, écrivain, poète et éditrice, adresse une lettre à Christian Bobin décédé il y a quelques jours et avec qui elle a correspondu de son vivant, afin de lui rendre hommage
Cher Christian Bobin, ce matin je vous écris dans un rayon de soleil qui perce à grand-peine la lumière d’hiver et traverse les branches d’un arbre dont je ne suis pas certaine de connaître le vrai nom. Ce rayon atteint ma table de travail et je regarde sans bien les voir mes mains qui s’agitent sur un clavier pour trouver un chemin vers vous.
Je me disais : aux vivants, ce sont des lettres qu’il faut adresser. Je vous en ai d’ailleurs déjà envoyé quelques-unes, rédigées à la main comme l’on fait quand le cœur n’a pas le temps de réfléchir et se livre tout nu à la pensée. Vous m’avez d’ailleurs déjà répondu, de cette grande et belle écriture que je reconnais désormais instantanément sur les enveloppes : quelques lignes presque calligraphiées, qui envahissent la page et disent l’essentiel sans fioritures, comme dans vos livres. Chacune de vos lettres était à elle seule un poème et croyez bien que je fais une chose que je ne fais pour aucune autre : je les cache dans vos livres pour qu’elles dorment dans ma bibliothèque avec tous les autres poèmes.
LIRE BOBIN
Si je vous écris ce matin, différemment ce matin, en usant de ces mots qu’on dépose sur un clavier comme des bêtes endormies, si je vous écris ce matin c’est à cause de Supervielle – grâce à Supervielle. L’hiver dernier, comme j’arrivais un matin à mon bureau dans un état d’extrême indifférence, pleine d’une vieille douleur qui jouait dans ma poitrine avec mon sang comme ferait un mortier avec le manioc, oui, comme j’arrivais à mon bureau dans le gris des petits matins mortels où s’effondre tout espoir de tout recommencer, je me suis assise et je vous ai écrit. Ce matin-là, j’étais censée faire autre chose à mon bureau, c’est entendu, mais il fallait que je vous écrive.
« Je voulais juste traverser le temps avec vous. »
Je vous ai dit, très simplement dit, que vous m’aviez un peu sauvée, l’été dernier, quand j’errais dans les rues de Vézelay, l’âme défaite et le corps insensible à la lumière, je venais de perdre mon père, je n’avais pas les mots à mettre sur la perte, je n’accordais plus crédit à rien, je ne savais pas que Supervielle à neuf ans, à Montevideo, écrivait des fables dans un livre de comptes, je pensais seulement à mon père qui n’était pas censé ne plus être là, qui n’aurait pas dû ne plus être là, je ne comprenais pas, je savais qu’il n’y a rien à comprendre, je regardais les tournesols, j’essayais d’écrire, il n’y avait plus rien à dire, je voulais lire, suivre Kessel en Afghanistan, Babur à Samarcande, mais ça ne suffisait pas, tous ces voyages, plus rien ne suffisait. Je cherchais comment dire l’âme allumée au grand flambeau de l’absence et qui brûle sans discontinuer.
Je vous ai donc écrit que vous m’aviez un peu sauvée, parce que j’étais tombée dans une librairie, par cette sorte de hasard que nous connaissons assez pour savoir qu’il n’existe pas, L’or des étoiles, c’était le nom de cette librairie, comment pourrait-il y avoir du hasard, j’étais tombée sur un de vos livres, je crois que c’était Ressusciter, mais cela n’a pas beaucoup d’importance, car les jours suivants j’ai dévoré tous les autres. Il n’y avait pas de raison de faire quoi que ce soit d’autre sur cette terre que de vous lire, ils y sont tous passés, je cochais des pages, puis presque chaque page, puis j’ai arrêté, je ne voulais me souvenir de rien en particulier, je voulais juste traverser le temps avec vous, avec vos mots je veux dire, ceux qui me répétaient la possibilité d’expérimenter la présence pure – le temps déborde, le monde passe, un oiseau l’habite.
DE BOBIN À SUPERVIELLE
Cher Christian Bobin, je dois vous l’avouer – longtemps, je vous avais trouvé « trop simple », comme si cela était possible ! Mais il en faut, du temps, pour comprendre que l’essentiel s’invente dans le dépouillement, qu’il a maille à partir avec l’essence-ciel, que ce n’est pas qu’un vain jeu de mots. De vos livres, il ne reste en moi que l’infime poussière dorée que laissent les ailes de papillon sur les feuilles mouillées qu’ils ont frôlées. Presque rien que l’évidence d’un presque rien qui suffirait. Je ne crois pas vraiment en quelque être omniscient et tout-puissant qui accepterait le mal malgré sa puissance, ce qui serait pervers. Je crois en revanche que nous ne savons pas grand-chose de ce que nous sommes, ni du monde que nous habitons, que la magie nous est consubstantielle du fait même de cette ignorance, que nous n’avons jamais fini d’être surpris, que la vie n’est qu’une extraordinaire pantomime et que nous croyons écrire la pièce quand nous sommes simplement pris au jeu, que la conscience déborde peut-être la matière et qu’il demeure de l’incompréhensible voire de l’espérance au cœur même du tragique.
« Je ne m’en souviens plus très bien, de cette lettre rédigée dans la brume des sanglots. »
Je suis donc agnostique s’il fallait être quelque chose, errante et sensible par cela même au doute comme le seront toujours les Hébreux/ivrim, dont je suis : mais je sais contempler l’incroyable, l’impalpable, l’infinitésimal – tout ce qui surgit à chaque instant du néant pour le nier avant d’y retourner. C’est pourquoi j’aime votre façon de parler de François d’Assise, des bébés et des vieillards, votre manière d’évoquer les arbres et leurs larmes, les femmes et leurs sourires, leur mort et la joie. Cet été-là, ce terrible été, je vous lisais l’après-midi dans une grande flaque de soleil, je vous promenais à travers bois dans ma poche, je vous rapportais le soir sur la terrasse derrière la cathédrale à l’heure des Perséides, en attendant les étoiles filantes qui me parlaient de mon père, et vous aviez cette rare faculté qu’Éluard reconnaissait à Supervielle : « Vos poèmes m’aidaient à vivre. »
Cher Christian Bobin, il y a autre chose. Dans la lettre que je vous écrivais l’hiver dernier pour vous remercier de dire avec tant de mots si simples tant de choses si compliquées, je vous racontais, je suppose, que mon père me manquait – je ne m’en souviens plus très bien, de cette lettre rédigée dans la brume des sanglots, mais en substance c’était sûrement cela que je disais puisque je ne savais rien dire d’autre. Et vous m’avez répondu ceci que je dois citer parce que c’est trop beau : « Nous avons un arbre dans la poitrine. Cet arbre, ce sont nos parents. La hache de la mort vient de porter un coup profond. J’aimerais que mes mots d’aujourd’hui vous donnent ce qui reste toujours à donner, même quand tout est perdu : un sourire. Il y a un poème de Supervielle qui parle d’un arbre abattu. Il dit que la forme du tronc, invisible, demeure longtemps dans l’air, tremblante, perçue des seuls oiseaux. L’absence de ceux que nous aimons, vous verrez, vous le savez déjà, fait peu à peu un bruit de feuillage dans notre cœur, comme la croissance d’un printemps désormais incorruptible. »
L'ARBRE ABATTU
Pour vous, par vous, j’ai retrouvé le poème de Supervielle. J’ai retrouvé l’arbre abattu qui avait plus d’existence en son tremblement que tous les arbres debout. J’ai retrouvé les oiseaux qui cherchaient la place de leur nid dans ses branchages fantômes. J’ai retrouvé ses mots qui fabriquaient des baumes dans le silence pour apaiser les blessures trop fraîches.
« Dans la forêt sans heures
On abat un grand arbre.
Un vide vertical
Tremble en forme de fût
Près du tronc étendu.
Cherchez, cherchez, oiseaux
La place de vos nids
Dans ce haut souvenir
Tant qu’il murmure encore. »
Il y a des poèmes faits pour raconter la grande présence de l’absence, la grande absence et son bruit de feuillage, le bruit que fait l’âme en rampant dans les sous-bois de la mémoire. Et puis des lettres pour dire la gratitude, et des vivants pour les lire. Cher Christian Bobin, ce matin je vous écris dans un rayon de lumière, pour vous remercier de m’avoir rappelé qu’il existait, de l’autre côté du désespoir, des « printemps incorruptibles ».
Photo Adeline Baldacchino Crédit : Laura Stevens2
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