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dimanche 7 avril 2019

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Au Québec jusqu'au 14 avril, Yves Duteil discute, un court moment entre deux spectacles, de bienveillance, de spiritualité et des «gens sans importance» aux yeux de notre société. «Cessons de regarder les personnes en fonction de leur statut. Regardons-les en fonction de leur être», plaide aujourd'hui l'auteur-compositeur-interprète. Propos recueillis par François Gloutnay, 4 avril 2019, Présence/Québec


Présence: J'aime imaginer que des gens ont griffonné un soleil dans leur agenda lorsqu'ils ont appris les dates de votre tournée au Québec. Vous expliquez comment toute cette affection qu'ici l'on vous porte?

Yves Duteil: Il y a de l'irrationnel et de l'inexplicable dans cela. C'est intuitif. C'est du domaine du mystère des affinités.
Pourquoi est-ce que je savais, avant même de mettre le pied sur le sol québécois, que nous nous entendrions aussi bien?
Mais j'en avais la conviction, l'intuition même. En écoutant ce disque de la Superfrancofête avec Félix, Gilles Vigneault et Charlebois, j'étais déjà dans l'attirance et l'affinité avec ce pays. La chanson Quand les hommes vivront d'amour et cet album m'ont donné le visage du Québec. Et c'est alors que je me suis rendu compte qu'une chanson pouvait donner un visage à un pays. Après, la rencontre avec Félix Leclerc n'a fait que conforter cette impression.
Notre affinité mutuelle s'est toujours renforcée d'épisodes successifs qui nous ont soudés au fil des décennies.

Dans votre plus récent livre, Et si la clé était ailleurs?, vous écrivez: «La spiritualité joue avec nos nerfs. Elle attend tranquillement son heure au balcon de notre existence». C'est plutôt rare, chez les artistes, d'aborder de front les questions de sens. Est-ce parce qu'on manque de mots aujourd'hui pour les nommer?

C'est parce que les mots n'existent pas. Ce sont les choses qu'on ne dit pas, qui parlent au cœur en direct, qui parlent à l'esprit et qui sont du domaine de l'indicible. Je crois avoir toujours été attiré par cette question du sens.
Adolescent, j'ai écrit un journal. Il s'adressait à moi-même, adulte. Le sous-titre était À toi, autre moi-même, si futur pour moi, si présent pour toi. Je n'ai jamais retrouvé ce journal. Mais son souvenir me rappelle que j'étais déjà en quête de sens.
Notre expression artistique est le reflet d'une préoccupation permanente, celle de tenter de trouver pourquoi, comment, pour qui, vers quoi et pourquoi moi plutôt qu'un autre je vis au milieu d'un univers où je suis moins qu'un grain de sable mais plus qu'une montagne. Pourquoi sommes-nous là? Qui nous a mis là? Est-ce que le hasard a une responsabilité dans cette finalité qui nous échappe? À l'évidence, probablement non, car c'est trop complexe pour avoir été simplement le fait du hasard. Un seul facteur aurait suffi pour que rien de tout cela n'existe. Il y a certainement un sens. Mais il nous échappe.
Toutes ces questions, je me les pose. Et je n'essaie pas forcément d'y répondre à travers des écrits ou des chansons. Mais cette expression est essentielle dans notre évolution. Nous sommes des artistes, avant d'être des historiens ou des philosophes. Nous avons quelque chose à transmettre qui est du domaine de l'indéfinissable. Quand on s'attaque à l'écriture d'un livre, d'un film, d'une pièce, d'un ballet, d'une chanson ou d'un spectacle, on est obligé de regarder cela d'un peu plus loin pour savoir ce que l'on a transmis. Je donne souvent cette image d'une mouche posée sur la Joconde. Elle n'a idée de la beauté de l'œuvre qu'en s'en éloignant.

Dans votre plus récent album Respect, il est question de bienveillance, de cette idée de bien veiller sur les autres, d'en prendre soin. Ce mot n’apparaît pas souvent dans les programmes des partis politiques. C'est un manque?

Oui. Nous sommes tous sous la sauvegarde les uns des autres. Les Tibétains ont mis en évidence cette notion d'interdépendance. Nous sommes dépendants les uns des autres, qu'on le veuille ou non. Comme un fait scientifique, il n'y a pas d'effet sans cause. Et il n'y a pas de relation humaine sans regard et sans préoccupation, sans écoute et sans bienveillance.
L'absence de bienveillance a donc des conséquences incalculables. Un enfant qui vient au monde, s'il n'a pas cette bienveillance, il ne peut pas survivre.
Dans l'histoire ancienne, notre humanité avait un réel problème de survie. Il fallait être méfiants les uns des autres, vivre dans le risque permanent. Maintenant, l'humanité a rendu la Terre habitable. Et si on veut bien y vivre, il faut réaliser qu'aucune espèce n'exercera plus une suprématie sur les autres. Notre diversité linguistique, par exemple, fait qu'on porte nos racines dans nos mots. Il faut protéger notre langue, bien sûr, mais ce n'est jamais pour vaincre les autres, mais pour coexister à travers la richesse de nos cultures mutuelles. Que l'on fasse la somme de nos différences, au lieu de combattre ces différences comme si elles étaient ennemies. Elles ne sont pas ennemies. Elles sont complémentaires.
On a tous besoin de se réchauffer auprès du même feu, de vivre ensemble au-delà de nos différences. Dans un spectacle, quand la lumière s'éteint et que j'ai devant moi tous ces gens, très différents les uns des autres, qui n'ont pas la même histoire, les mêmes opinions, cultures ou religions, d'un coup, ils entrent dans une bulle de tout ce qu'ils ont en commun. Au-delà de nos différences, cultivons donc ce qui nous rassemble.

Vous avez tenu une chronique dans la revue chrétienne Panorama durant neuf ans, vous avez publié deux livres chez Médiaspaul, un éditeur religieux, vous racontez votre amitié avec Mgr Jean-Michel Di Falco, un évêque catholique français proche des artistes. Vous réagissez comment devant tous ces scandales de pédophilie et d'abus sexuels qui minent la crédibilité de l'Église de France et du monde entier? Consternation? Colère?

Avant tout, une grande compassion pour les victimes. Quand les faits sont avérés, il faut essayer de réparer. Mais cette résilience est difficile pour les victimes. Elles portent cela toute leur vie. Les victimes doivent lutter contre quelque chose qui les a salies, souillées, blessées profondément.
Les prédateurs sont toujours là où se trouve le danger, c'est-à-dire au plus près de leurs victimes. Ils s'infiltrent dans un milieu où l'accès à l'enfance est plus facile et où tout repose sur une question de confiance.
Quand je parle de tolérance, de bienveillance, je n'exclus pas ce risque ou ce danger parce qu'il est inhérent à notre fragilité, à notre vulnérabilité. Je le répète, nous sommes tous placés sous la sauvegarde les uns des autres. Cela exige beaucoup d'amour, de conscience.
Quelqu'un qui vous aime, c'est quelqu'un qui vous a à sa merci et qui n'en profite pas.
Il y a toujours eu des gens malveillants, tordus, qui profitent de la faiblesse des autres et qui se repaissent de la vulnérabilité d'autrui. L'enfance est une proie facile pour quelqu'un qui sait comment établir la peur et la menace. Mais cette lutte contre la malveillance, la cruauté, l'indifférence, c'est un combat permanent. Pour que les victimes puissent enfin dire: "Ce n'était pas ma faute". Pour que la honte change de camp. Pour que la peur change de camp.

Depuis quarante ans, vous racontez le quotidien de «gens sans importance». En 2019, qui sont, dans nos sociétés, les gens sans importance dont la situation vous préoccupe le plus?

Les migrants, sans hésitation. Ils ont fui leur pays pour des raisons politiques ou de survie. Ils ont fui la mort, la torture, l'emprisonnement. Ils ont cherché à retrouver la liberté. Comme société, il nous faut poser sur ces personnes déplacées un regard compatissant.
Et il y a cette question du statut qui me préoccupe. Aujourd'hui, nous sommes tous un statut. Nous sommes migrants, sans domicile, pigistes, avant d'être quelqu'un. Si on n'a pas les papiers qui établissent notre identité et notre traçabilité, on n'est personne. Cela me choque qu'on soit obligé d'être moins important que le papier qui nous accompagne.
Cessons de regarder les personnes en fonction de leur statut. Regardons-les en fonction de leur être.


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