André
Campos Rodriguez, écrivain, poète, 18 Février 2020
J'ai
lu pour vous : Jean Lavoué
L’Ardent
Pays
C'est
l'année du centenaire de la naissance de René Guy Cadou. Les hommages pleuvent
bien entendu .... Jean Rousselot, Jean Bouhier, Luc Bérimont, Marcel
Béalu, Michel Manoll, furent ses compagnons : ils créèrent la désormais fameuse
"École de Rochefort"...
Mais il y a un livre qui va faire date : c'est certain, c'est celui de
Jean Lavoué... Il est d'abord très beau, élégant, très bien imprimé, du peau
papier, de belles illustrations en couleur avec des aquarelles de Bernard
Schmitt. 300 pages qui font de ce livre un bel objet pour une célébration
incontournable...
"Parce que le temps lui était mesuré, l'éternité s'est emparée de
Cadou", nous éclaire dans la postface le moine-poète Gilles Baudry...
Comme Chronos a dévoré le jeune poète René Guy,
le Kairos l'a hissé au firmament de la Poésie française. Le livre de
Jean Lavoué explore les racines de ce destin pur et tragique. Il montre aussi
l'intime plaie mémorielle, avec la perte de son frère ainé Guy, à qui il
emprunte le prénom pour l'associer à son parcours poétique, et tenter de
suturer cette déchirure avec des mots... Mais c'est par l'arrivée d'Hélène, son
grand amour, qui "est comme le printemps végétal de cette Absence
qu'il ne pouvait combler" , que va s'effectuer une transfiguration.
Dès lors, Hélène et René ne feront plus qu'un... "Renélène" ,
ainsi signeront-ils leurs correspondances communes. Fusion. "Finis
ces bras qui ne se fermaient que sur la mort ou le vide
(...)" souligne Jean Lavoué - qui ne cesse de nous dévoiler et
révéler les secrets... L'ami intime ce sera Michel Manoll, inconsolable
lui-aussi... C'était une "profonde amitié spirituelle", (...)
"une fraternité réelle", avec un mystère : "(...) la
persistance de ces liens entre-eux, même par-delà la mort".
"Je ne m'adresse pas ici aux spécialistes", nous prévient, qu'à
partir de la 75 ème page, Jean Lavoué ! "Derrière
les poèmes de Cadou, c'est le Poème que je cherche avant tout à faire entendre.
Car cet homme-là s'adresse à tout homme. (...) "Non pas de l'homme
abstrait, indéfinissable, non reconnaissable, oublié le plus souvent dans les
ravins de l'histoire, chair misérable (...) "Mais de l'Homme proche,
infiniment voisin. De l'Homme qui vient et qui est déjà venu. De l'Homme qui
appelle en nous et nous supplie de l'aider à naître. De l'Homme que nous sommes
appelés à devenir. C'est notre part intime et c'est la raison pour laquelle ce
que Cadou a entendu, ce qu'il a cherché à faire entendre dans chacun de ses
poèmes et dans sa vie entière, reste, aujourd'hui encore, pour chacun de nous
si nécessaire. (...) chacun peut entendre dans sa propre langue ce qu'il
cherche à nous dire, pourvu de laisser grandes ouvertes les oreilles du
cœur".
Au
grès d'une brillante et rigoureuse exégèse de l'œuvre de Cadou, Jean Lavoué
nous donne à lire plusieurs textes et poèmes, dont celui-ci qui interpelle par
sa simplicité, tiré du recueil "Le diable et son train" :
Un
homme
Un
seul un homme
Et
rien que lui
Sans
pipe sans rien
Un
homme
Dans
la nuit un homme sans rien
Quelque
chose comme une âme sans son chien
La
pluie
La
pluie et l'homme
La
nuit un homme qui va
Et
pas un chien
Pas
une carriole
Une
flaque
Une
flaque de nuit
Un
homme
Le dévoilement se poursuit grâce à Jean : il nous montre qu'il y a deux figures
essentielles qui hantent et résonnent dans le paysage intérieur de Cadou :
Orphée et le Christ... Deux focales ...Tout cela est minutieusement bien
expliqué en détail par l'auteur... Au milieu, il y a l'invisible présence d'un
certain martyr : le poète, ainé et ami, Max Jacob... Cadou, lui, se
reconnait tout entier dans Orphée. C'est sa passion, son
sacrifice. "La quête de l'Autre infiniment aimé, fut-ce au prix de sa
propre vie..."
Par
contre, nous prévient très précisément, Jean : "Il ne se fait pas de
Jésus une figure auréolée comme vingt siècles de chrétienté nous en ont abreuvé
jusqu'à la nausée." Cadou a une immense tendresse pour les simples,
les humiliés, les oubliés, les ouvriers et les artisans de toutes sortes pourvu
qu'ils aient avec les choses et le réel un commerce concret. C'est aussi de
cette manière qu'il considère l'homme Jésus qui a grandi avec des copeaux dans
les mains et dont la belle ruralité consonne avec celle de ces humbles qu'il
fréquente chaque jour": Aucune bondieuserie donc dans les
approches de cette figure emblématique chez René Guy Cadou... Il préfère
l'esprit de la prairie à l'esprit de la chapelle, "l'église habillée
de feuille" à l'église de pierre...
"Cadou se situe bien au-delà du clivage entre cléricaux et anticléricaux !
Certes pas de conversion finale chez lui ! Il se tient en avant. (...) Il
indique un pays qu'il porte au cœur, et il se trouve que c'est celui vers
lequel tous nous allons, croyants ou mécréants, serviteurs de Dieu ou athées :
c'est celui qui révèle que l'ultime est en nous."
Je m'arrête là... Mais ce livre sur Cadou de Jean Lavoué est touffu, complet,
précis... Rien n'a été négligé ... Un gros et grand travail a été réalisé
ici... C'est un livre important dans (et pour) l'histoire de la poésie
contemporaine... Il se lit aisément... Jean n'a pas souhaité écrire un livre
pour des spécialistes, mais pour tout un chacun (e) qui souhaiterait aller à la
rencontre de cette homme si essentiel mort jeune mais qui a laissé une œuvre à
la force poétique et spirituelle inégalée, toujours nécessaire et novatrice !
Jean
LAVOUÉ
René-Guy
CADOU. La Fraternité au cœur,
Éd.
L’enfance des arbres, 2019
Observatoire
Foi et Culture - 2020 – 5 février, n° 5 - Conférence des Évêques de France
58,
avenue de Breteuil - 75007 Paris Tél : 01 72 36 69 64 Courriel : ofc@cef.fr
Aux
évêques de France
Plus
fort qu’un essai, cet ouvrage de Jean Lavoué, lui-même poète, s’apparente à un
profond dialogue d’amitié entre l’auteur et le poète(1). Jean Lavoué réussit
cette chose rare : nous faire entrer dans la relation intense et intime qu’il
vit avec le poète. Ce travail s’accomplit dans une parole au ras des poèmes.
Mais c’est l’existence même, telle que vécue par Cadou, qui éclaire le poème,
et celui-ci en retour illumine la vie : « Poésie la vie entière » est le titre
du livre des œuvres complètes de René-Guy Cadou.
Jean
Lavoué avance une autre formule très juste : « La fraternité au cœur ». Il
évoque la mémoire d’un frère mort et explore les sources du poème, «
l’incroyable origine où la mort est à jamais compagne de la vie (2) ». La
fraternité est au cœur du réseau étonnant de poètes amis qui entourent René Guy
Cadou : Michel Manoll et le groupe de Rochefort ; Pierre Reverdy ; Max Jacob
(3), mais aussi des poètes morts : Apollinaire sur lequel Cadou fit deux livres.
Dans ces compagnonnages la poésie est au cœur. Et dans ces fraternités
poétiques, il ne faut évidemment pas oublier Hélène, l’amour sublime,
l’extraordinaire couple de deux poètes.
Jean
Lavoué explore de manière convaincante la présence du frère aîné de Cadou, mort
tout petit. Il y discerne une source essentielle de la poésie de René Guy
Cadou, source qui ouvre à la quête de l’autre et qui inscrit la fragilité
devant la mort au cœur du poème. C’est aussi l’insistance d’une voix « qui lui
demande de ne pas l’abandonner ». Quelle est cette voix demande Jean Lavoué ?
Voix d’un homme ? Voix divine ? « La question reste ouverte comme une flamme
tremblante qui ne cesse de soulever d’émotion et de tendre fraternité chacun de
ses poèmes » (p. 27).
En
lisant Jean Lavoué, on a l’impression que chez René Guy Cadou il ne faut pas
chercher une facile harmonie entre la poésie et la quête spirituelle ; elles
s’éclairent mutuellement : « L’enfance est dépouillement et dans le même temps
abondance de biens : “Poésie la vie entière” ». « Magnificence de la nature, de
la joie d’être. Il y aura sans arrêt chez Cadou cette ambivalence profonde et
ce doute qui nourriront son combat avec Dieu, et celui-ci sera sans merci,
jusqu’à ce qu’il parvienne à concilier dans son chant, mais si douloureusement
dans son existence, cette figure de tendresse d’un pauvre supplicié auquel il
se sent irrémédiablement lié et cette splendeur de la vie terrestre à laquelle
il se sent éperdument voué » (p. 103).
En
ces quelques lignes, Jean Lavoué dit l’essentiel, l’immense originalité du
poète avec lequel il dialogue. Ailleurs, il montre en lisant les textes, en
évoquant la vie de Cadou combien il est « un poète profondément et authentiquement
christique ». Mais rien ne serait plus faux que d’assimiler purement et
simplement Cadou à l’idée d’un poète chrétien. Cependant note Jean Lavoué « le
mystère de l’incarnation de Dieu hante la poésie de René Guy Cadou » (p. 105).
Certes,
l’œuvre est parsemée d’appels, d’interrogations, de paroles profondément évangéliques
dans leur élan poétique : « O mon Dieu, j’ai tellement faim de vous » ou encore
« Je crois en Vous Hôtelier sublime ! Préparateur des idées justes et des
plantes » (p. 199) ; « O mon Dieu que la nuit est belle où brille l’anneau de
Votre Main ! » (p. 203) ; « J’appareille tout seul vers la Face rayonnante de
Dieu » (p. 159).
Et il
faudrait ici montrer le lien très fort de Cadou avec les poètes, Pierre Reverdy
mais surtout Max Jacob avec lequel se poursuit une longue correspondance
jusqu’à la mort de Max Jacob en 1944, long dialogue essentiel pour l’évolution
de sa poésie et de sa vie intérieure. Mais Cadou résiste aux efforts de Max
Jacob pour le convertir. Par rapport à l’Église, Cadou reste un « adorateur du
dehors ». Et pourtant, Jean Lavoué montre l’attrait puissant de Cadou pour la
vie monastique, avec la présence d’un moine, le Père Agaësse, moine bénédictin
de l’abbaye de Solesmes, qui reconnaît une dette au poète.
Jean
Lavoué a l’immense mérite de montrer l’originalité de la poésie de Cadou, de
son aventure poétique. Il souligne tout au long de son livre l’immense
actualité de ce poète et de sa quête : « Il est pour moi un témoin privilégié
de ce qu’être habité par le mystère de l’Autre signifie et signifiera de plus
en plus en ces temps de croyances vacillantes. » Ou encore : « Cadou est une
sorte de croyant en cette terre, prenant au sérieux l’amour qu’il éprouve pour
ce mystère qui l’étreint. » Il faut en somme évoquer une perception du divin
comme source de l’émerveillement d’être au monde, et une redécouverte du Poème
pour revitaliser la foi. Aucun doute pour Jean Lavoué Cadou ressemble aux
hommes d’aujourd’hui dont la foi ne parvient plus à s’exprimer sur le plan
religieux : « René Guy Cadou est une belle figure qui anticipe un certain exode
du christianisme religieux pour mieux redonner sa sève dans l’intensité d’une
intériorité vécue et d’une donation dans le choix du monde.... Ce n’est pas
pour rien qu’il reste tant aimé du monde laïque : il a donné son nom à
tellement d’écoles primaires ou de médiathèques dans le grand ouest, alors
qu’il ne cesse de parler du Christ dans ses poèmes (p. 140).
Quand
on lit Jean Lavoué, on découvre en René Guy Cadou un poète dont le poème est en
avance dans l’expression d’une forme de quête spirituelle, contemporaine « où
davantage que des certitudes descendues d’en-haut, l’incognito de Dieu se
révèle avant tout dans le secret des consciences, indépendamment de toute
appartenance culturelle ou collective à un univers de foi » (p. 151).
Jean
Lavoué a invité un ami, un grand lecteur de René Guy Cadou, Gilles Baudry,
poète et aussi moine à l’abbaye de Landévennec à tenter de dire l’originalité
de René Guy Cadou : « Sur la trame du quotidien, il a su filer la poésie du
monde. Par quelle alchimie avec le matériau des jours sans gloire, les mots
arrachés à l’inessentiel ont-ils pu accéder à la parole première et nous rendre
familier le mystère ? La poésie, loin des systèmes, tropisme d’intériorité est
le langage privilégié pour rendre le monde translucide au mystère, en effet ».
_________________________
Guy
COQ
1
Tous les renvois de pages sont exclusivement au livre de Jean Lavoué
2 Car
Cadou meurt à 31 ans !
3 Qui
écrit à René Guy Cadou du camp de Drancy où il meurt peu après : « Le cœur
c’est Dieu. Ceci n’est pas un mot littéraire mauvais, c’est une vérité. Dieu
n’est pas à l’extérieur mais à l’intérieur de nous. »
4
Jean Lavoué m’informe de la parution en 2020 d’un numéro spécial des Cahiers de
l’École de Rochefort consacré à René Guy Cadou. De plus, le volume des œuvres
complètes de René Guy Cadou est toujours disponible, Poésie la vie entière
Seghers 1983.
Conférence
des évêques de France
Jacques Robinet, écrivain, psychanalyste
Extrait du
journal de Jacques Robinet
3 février 20 — Ce que
j’aime chez un poète comme René Guy Cadou, que je suis en train de découvrir
grâce au beau livre de Jean Lavoué,[4] c’est sa
sensibilité au mystère qui abreuve sa vie et ses écrits. Qu’il accueille, sans
l’ombre d’un doute, l’étrange apparition du Christ à son ami Max Jacob
« sur le mur de la pauvre chambre », me ravit. C’est la grâce de la
vraie poésie que cette familiarité avec l’invisible. Comme nous sommes loin des
sarcasmes des savants ! Voix de l’enfance, fragile, invincible :
« petite lampe à huile qui peut encore mettre le feu »[5]. J’entre sans réticences dans son monde.
— Il suffit d’un échange sans
réticence avec les arbres ou les hommes pour que l’infini s’invite à notre
table. C’est ce que je ressens en poursuivant ma lecture de René Guy Cadou.
J’aime sa foi panthéiste, son amour du créé, sa défiance des rituels et des religions
culpabilisantes. Comment résister au plaisir de citer ce passage d’une lettre à
Hélène, sa fiancée : … je sais bien que tu préfèreras nos lourds
sabots campagnards à tous leurs souliers de satin. L’amour est plus beau au
ciel ! Sans doute, mais comme il est facile de faire descendre le ciel sur
terre. Pas besoin d’être Claudel ou Dieu pour cela, seulement une petite Lène
et un René qui s’aiment comme depuis les premiers âges les gens ne savaient
plus s’aimer.[6]
Cet
amoureux d’un Dieu non circonscrit, irréductible à tout discours qui l’enferme
en le coupant du monde, rejoint mon intuition la plus intime.
Toute
sa poésie célèbre ce Dieu « sauvage » qui fait corps avec sa
création. Le nommer c’est le perdre. Position très proche de celle d’Etty
Hillesum, quand elle écrit : Je trouve le mot Dieu parfois si
primitif, ce n’est en fin de compte qu’une métaphore, une approximation de
notre aventure intérieure la plus grande et la plus ininterrompue ; je
crois que je n’ai pas même besoin du mot « Dieu », il me fait parfois
l’effet d’un son originel et primitif. Une sorte de béquille.[7]
Yahvé
— « Je suis celui qui suis », — le nom imprononçable qui se révèle
dans un buisson enflammé, inextinguible. Poètes brûlés de ce feu d’amour qui
crépite en ce monde sans se consumer, pour toujours. Dieu sans nom, au plus
profond de l’être ; beauté du monde, incessant dialogue des arbres et du vent,
lumières changeantes, tout ce qui ne parle que de Lui dont toute vie procède.
Loin des sacristies, passe le Dieu-homme, frère souffrant, clochard, « le
Christ qui chancèle »[8]. Ainsi le célébrèrent ces
poètes lumineux, avides de partage, peu soucieux des institutions et dogmes,
compagnons de l’Evangile, jusqu’au seuil de leur mort qui survint très tôt.
Comment ne
pas être troublé par l’intuition bouleversant qui rapproche ces deux marginaux
de la foi que le hasard, ce soir, a réunis pour moi :
De
Etty Hillesum : « ce n’est pas toi qui peut nous aider, mais nous qui
devons t’aider … une parcelle de toi en nous. »[9]
De
René Guy Cadou : « Laisse-moi te porter Seigneur, tu n’en peux plus.
/ Couche-toi dans mes bras. »
Je découvre, en
poursuivant ma lecture du livre de Jean Lavoué, à la page 170, que Ghislaine
Lejard a fait avant moi le même rapprochement entre « ces deux figures
spirituelles exceptionnelles ». Cela me touche d’autant plus que c’est
elle qui m’a fait parvenir ce livre qu’elle a préfacé. C’est dire combien elle
et moi sommes réceptifs à la pauvreté d’un Dieu qui a lié son sort à celui des
plus pauvres, des plus souffrants. Comment la remercier pour cet envoi, devenu
si précieux pour moi.
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