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mercredi 6 mai 2020

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NOTRE EXACTE FRAGILITÉ



Depuis trois ans déjà je fréquente ces lieux 
Tels une arche immobile
Je m'accorde une fois encore à leur poème hospitalier 
À toutes ces mains attentionnées 
À ces gestes et ces regards patients 
Ces voix qui ensoleillent les couloirs 
Ces sourires désormais masqués 
Ils prennent c'est vrai aujourd'hui encore une autre coloration
Comme une note accrue de connivence
Une autre touche de tendresse

Je suis là pour recevoir quelques heures durant le précieux remède 
Qui tente de tenir en respect ce que l'on appelle les "chaînes légères" 
Joli nom après tout dans ce monde que l'on pourrait croire si abstrait
Il signale simplement les marqueurs d'une maladie 
Qui me tient désormais à sa merci

Sont-elles aussi "légères" au fond ces chaines dont je ne puis m'affranchir
Leur nom du moins - c'est encore plus suggestif en anglais "free light chains" -
Me les rend à lui seul plus claires
Plus aérées et plus lumineuses
Plus faciles à supporter

Au fond peut-être oserai-je même dire
Qu'elles m'ont en partie libéré du poids de certaines peurs
De la nécessité de courir à tout prix
Des envies et projets multipliés
Juste pour tenter de se sentir enfin exister
Une anticipation au fond de ce que nous apprivoisons ensemble aujourd'hui 

Elles m'ont rendu parent de poètes aimés comme Joë Bousquet ou Christiane Singer
Etty Hillesum ou Georges Perros
René Guy Cadou ou Simone Weil
Restés plus ou moins longtemps cloués sur la porte du silence 
Autant de flammes fortes et vulnérables 
Dont la parole nous est parvenue
Tranchante comme un éclat d'or pur
Dépouillée comme le blé
Nos phares pour affronter la tempête 

Ces chaînes me laissent libre de voyager là où je veux
Dans la rivière des mots
Comme dans ma librairie imaginaire
Mais surtout elles m'ont attaché avec douceur
À ce monde hospitalier qui souvent nous effraie tant 
Alors qu'il est notre commune demeure
Notre humaine vérité 

Nous avons lentement appris ces jours-ci
À l'aimer et à le respecter autrement 
Apprivoisons donc son poème et sa douleur
Lui qui se tient aux confins de notre chant
Posé comme une barque dans les parages de l'espérance 
Ancré au bord des rives de notre vie
Suivant la ligne de crête de notre exacte fragilité.

Jean Lavoué, hôpital du Scorff, 4 mai 2020


















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