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mardi 25 août 2020

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Joie de Retrouver Sulivan sous la plume de Marion Muller-Colard dans La Croix du samedi 22/dimanche 23 août. J’achève en ce moment la mise en forme du livre d’hommage que lui consacre L’enfance des arbres à l’occasion des quarante ans de sa mort : « Jean Sulivan, dans l’espérance d’une parole ». Une soixantaine de témoignages enthousiastes pour dire l’empreinte d’une écriture qui demeure forte chez beaucoup…


MURMURER


Par Marion Muller-Colard, écrivaine et théologienne protestante

Marion Muller-Colard nous livre au fil de l’été une méditation personnelle. Prenant le contre-pied de l’obsession ambiante sur ce qui doit changer, elle s’intéresse à ce qui dure et qui nous permet de traverser les tempêtes. 


Je voudrais clore ce temps partagé avec vous, cette traversée de l’été, comme je l’avais commencé : en murmurant. Le murmure me semble à l’équilibre : il n’est pas sans audace, mais il est sans prétention. Il émane de la trinité humaine que Sulivan organisait autour de l’homme « libre, insolent et amical ». On trouve dans cette trinité tout ce qui tient un être, en miroir des valeurs républicaines de liberté, de fraternité et d’égalité. Je corrélerais volontiers l’insolence à l’égalité, si l’insolence veut dire ne jamais douter plus de soi que les autres doutent d’eux-mêmes, et déjouer les inégalités en les croyant tout simplement inopérantes – en n’y croyant pas, en somme. Murmurer consiste à renoncer à la fois à se taire et à crier. Vous écouteront ceux qui savent tendre l’oreille, capter votre basse fréquence, comme une oasis dans le désert que nous traversons – car la saturation, ne nous y méprenons pas, conduit à pire désert que le manque. Le murmure renonce à porter la parole providentielle, l’eurêka que nous cherchons à droite et à gauche, puis à gauche et à droite, comptant les points d’un match auquel nous participons si peu. J’aurais voulu aussi – disons : mon ego et moi-même aurions beaucoup aimé – porter un coup à l’histoire en disant la chose intelligente et définitive. Je ne l’ai pas dite, je ne l’ai pas entendue, mais les murmures de toutes nos conversations m’irriguent, me déplacent lentement, déjouent mes précipitations. À vous entendre j’admets, avec la prieure du Dialogue des carmélites, que c’est « quand le mal fait le plus de bruit que nous devons en faire le moins possible ». Bien sûr, elle parle en carmélite, depuis « un ordre voué à la contemplation », et il ne s’agit pas ici de se retrancher dans la pure contemplation au prétexte que le monde fait un bruit assourdissant. Il ne s’agit pas de fuir, il ne s’agit pas davantage de résoudre la tension entre la vita activa et la vita contemplativa que la philosophe Hannah Arendt opposait dans Condition de l’homme moderne. Au contraire, il s’agit de prendre au sérieux les affaires humaines et de savoir qu’elles ont besoin, pour cesser de tourner en rond, de personnes irriguées (et la vie contemplative participe à cette irrigation). Que les problèmes sérieux requièrent notre concentration, et que l’urgence, traduction de la menace en temps, requiert étrangement une certaine lenteur.

Participons donc ! En murmurant, avec liberté, insolence et amitié. N’existons ni trop bas, ni trop fort. Et pour la route, cet extrait éloquent de Sulivan, écrit comme un murmure, soufflé jusqu’à moi par le poète Jean Lavoué : « Je vous invite donc à ne partir que pour mieux rentrer en vous-mêmes. Et même si vous ne partez pas il est possible de retrouver votre ”terre intérieure”. Qui que vous soyez, quelle que soit votre peine ou votre solitude, il y a des instants heureux pour vous : des chemins, des ruisseaux, des quartiers de votre ville, la mer qui invite à la sérénité, la montagne qui dit : redresse-toi. (…) On nous a mis dans la tête que le but de la vie c’est de réussir en occupant des fonctions, en gagnant beaucoup d’argent, en acquérant du prestige. Quelle puérilité ! Le but de la vie c’est de rajeunir spirituellement. Chaque homme naît vieux, emmailloté dans les mots et les préjugés qu’on lui inculque. Devenir jeune en vieillissant, c’est se libérer de la peur, moins céder aux pesanteurs sociales. Finalement le plus grand service que nous puissions rendre à la société ce n’est pas de réussir, d’acquérir de la considération, mais de devenir libres et joyeux. » (Jean Sulivan, Parole du passant.)









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