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mercredi 8 septembre 2021

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« Un quignon de soleil, un petit verre de paroles claires, simples, pures suffisent pour traverser beaucoup de choses, peut-être même la totalité de la vie »

Christian Bobin : "L'éternel est une vibration de l'éphémère"

Le Journal du Dimanche 11h00 , le 15 juillet 2021
Par Laëtitia Favro

- En quoi peut-on (encore) croire? Cet été, le JDD publie une série d'entretiens avec des écrivains pour tenter de répondre à cette question essentielle. Cette semaine, Christian Bobin nous reçoit chez lui, au Creusot. (3/7)


Ses livres cheminent entre les croyances et les incroyances du monde. Révélé en 1992 au grand public avec Le Très-Bas, une hagiographie poétique de saint François d'Assise, Christian Bobin ne se réclame d'aucune religion autre que celle des choses simples de la vie. Son écriture lumineuse est un rempart au désenchantement, ses fragments évitent l'écueil du cynisme prisé par les plumes contemporaines. A ses côtés, le lecteur explore "les différentes régions du ciel", du nom qu'il donne à son œuvre depuis ses débuts. Le ciel, justement, tourne à l'orage au moment où nous entrons dans son salon pour une conversation démasquée, l'écrivain avouant s'inspirer de ce qu'il lit sur les visages pour composer à l'écrit comme en paroles.

Comment s'habituer au port du masque quand on accorde comme vous tant d'importance aux visages?

Ces masques révèlent peut-être comme jamais la vérité d'une personne à travers l'éclat de ses pupilles, les craintes et les joies que l'on peut y lire. Cet éclat est l'un des aspects de cette pandémie qui m'ont le plus frappé, avec la nature du mal qui nous touche.

Comment le définiriez-vous?

Ce mal qui a fait le tour du monde - puisque aujourd'hui le monde n'est guère plus vaste qu'une cabane de jardin - touche à la racine même de la vie, c'est‑à-dire au souffle. A son insu, ce virus est une métaphore de nos tourments. Depuis quelques années, nous manquons d'air, nous avons du mal à respirer dans cette façon de vivre que nous avons inventée, d'où la vie est peu à peu expulsée. Nous manquons de souffle, nous manquons d'intelligence, nous manquons de sensibilité, de lenteur, de beauté, de toutes ces choses qui paraissent sans valeur mais sont en fait extrêmement précieuses.

Précieuses et capables de nous sauver?

C'est dans les choses simples que la vie se réfugie par temps de désastre. La lumière qui tremble dans le verre d'eau au chevet du malade, le recueil de poèmes que serre la main d'une jeune femme, le nuage qui passe et semble avoir perdu son chemin… Toutes ces choses sans prétention ne peuvent être atteintes par les ténèbres que nous avons engendrées. Elles éclairent le visage du nouveau-né et rassurent celui qui voit sa fin approcher. Elles sont présentes au début comme à la fin, mais entre-temps il semblerait que nous les perdions de vue. Mon travail d'écrivain, à supposer que ce soit un travail, est de les faire advenir sur la page.

Avez-vous foi en l'avenir?

Il y a toujours une issue. Je pourrais vous citer l'exemple d'une pâquerette rencontrée récemment, qui avait poussé au milieu d'une tache de goudron. Vous rendez-vous compte de la puissance quasi atomique nécessaire pour percer la masse noire du goudron sur le sol? Cette toute petite fleur avait réussi. Elle m'a ébloui. Il y a toujours une issue à condition de laisser les choses belles, sûres et vraies venir à nous, de ne pas les affoler en allant les chercher avec avidité, avec précipitation, sinon elles s'enfuient.

Vous prônez donc l'inaction…

Je prône le fait de ne plus vivre le nez collé contre la vitre. La contemplation est la plus grande action possible aujourd'hui. Il faut une force inouïe pour faire asseoir dans le grand salon éclairé de ses yeux le moindre objet, pour le regarder, pour l'aimer, pour l'accueillir, car que pouvons-nous faire d'autre une fois que nous sommes au monde que d'accueillir ce qui vient? Voir est un travail d'accueil infini à ce qui est. C'est l'inverse de recevoir un flux d'images fabriquées par des machines.

Vous écrivez dans Le Plâtrier siffleur : "L'homme n'est pas plus mauvais aujourd'hui qu'hier, il est seulement plus perdu." Comment nous sommes-nous perdus?

En devenant ivres de notre savoir. Notre avidité, notre goût du succès, notre passion de l'abstraction et des chiffres, notre croyance aveugle en des images qui nous rendent aveugles nous ont perdus. Nous avons demandé aux technologies de vivre à notre place, de choisir pour nous. Nous avons remplacé les battements de notre cœur par des pulsations d'algorithmes. La vie est devenue peu à peu trop dure alors nous avons voulu que quelqu'un la prenne en charge pour nous. Mais nous avons oublié qu'en donnant la clé de la maison au serviteur, le serviteur pouvait en devenir le maître.

N'y a-t‑il donc rien à espérer des nouvelles technologies?

Ces technologies se nourrissent des crises comme celle que nous vivons aujourd'hui. Elles en profitent pour avancer d'un pas en nous proposant comme issue une aggravation du mal. Etrangement, on demande à ce qui nous a menés au bord du gouffre de résoudre nos problèmes. Je vous donne un exemple : notre planète est entourée d'une nuée de poussières électroniques composée des débris de tout ce que nous avons envoyé dans l'espace depuis cinquante ans. Pour remédier à cette pollution, un scientifique propose d'envoyer d'autres objets électroniques capables d'aspirer ceux qui les ont précédés… Autrement dit, nous demandons à ce qui nous a blessés de nous guérir. [L'orage éclate.] C'est anti-électronique, la pluie. Nous sommes maintenant dans une conversation à trois : vous, moi et la pluie. Ecoutez comme elle redouble, elle est contente!

Vous ne croyez pas non plus en la science…

Croire, étymologiquement, c'est donner son cœur. Nous avons donné notre cœur à des choses dont on devine qu'elles ne sont absolument pas fiables. Nous avons donné notre cœur aux nombres, à la multitude. Aujourd'hui, quand on parle d'un artiste, on cite les millions de disques qu'il a vendus comme le gage très certain de son talent. C'est oublier qu'Une saison en enfer de Rimbaud n'a d'abord connu que quelques lecteurs et que les dizaines d'exemplaires publiés ont ensuite pris l'humidité dans la cave d'un imprimeur belge. C'est oublier que Van Gogh a vendu de son vivant deux uniques tableaux, désormais réduits à leur valeur marchande dans les salles de vente. Il n'est même plus question de peinture! Nous avons donné notre cœur à des choses mauvaises qui nous ont jetés sur des rivages où nous nous découvrons aujourd'hui naufragés.

Comment résister au nihilisme ambiant?

Nous ne pouvons pas être plus seuls que lorsque nous sommes trahis par nous-mêmes. Nous avons confié les clés de la vie à quelqu'un qui les a jetées loin, très loin, et nous avons peur de ne plus les retrouver. Mais je vous assure qu'elles sont très simples à retrouver. Nous voulons toujours aller trop vite. Nos comportements sont ceux de drogués : nous sommes drogués aux images, au succès, à la vitesse, et il est très difficile de s'en sevrer. Il faut une volonté de fer, et s'appuyer sur des choses beaucoup plus merveilleuses que celles qui nous sont données à voir. C'est par un appétit profond de la vie que nous pouvons changer.

Existe-t‑il une méthode?

Je ne pense pas. En tant que lecteur, je me tiens à l'écart de toutes ces techniques dites de bienveillance et des livres de développement personnel. Ça ne marche pas comme ça. Allons à l'essentiel : il n'y a pas de méthode pour tomber amoureux. Il suffit pour cela d'avoir le cœur désencombré et de ne rien attendre. Si vous êtes trop occupé, si votre front est souligné au crayon noir par les soucis, rien d'amoureux ne pourra se produire. Il n'existe pas de méthode, mais peut-être une orientation un peu différente à adopter vis‑à-vis de nos activités quotidiennes. Une attention plus grande à ce qui est, ce qui passe, et qui n'a en apparence aucune valeur.

Une attention difficilement compatible avec la vie urbaine…

Il n'y a pas de lieux particuliers pour la renaissance de la vie. J'ai par exemple un souvenir heureux de la rue de Varenne, une rue austère avec son menton mal rasé, qui mène à Matignon mais compte aussi des jardins qui sont autant d'oasis de contemplation dans la ville sérieuse des affaires et des ministres. Le miracle de l'humain peut ennoblir n'importe quel endroit. Bien sûr, les buildings avec leurs yeux aveugles, les grands magasins avec leurs fanfaronnades écrasent davantage le passant qu'un marché sur une place ensoleillée. Un quignon de soleil, un petit verre de paroles claires, simples, pures suffisent pour traverser beaucoup de choses, peut-être même la totalité de la vie.

Vous êtes né au Creusot et y êtes resté. Cette sédentarité est-elle une forme d'engagement poétique?

Vous êtes très généreuse de la qualifier ainsi. Dès l'enfance, j'ai été doté d'agoraphobie, un mal qui m'a protégé en me rendant immobile des dizaines d'années. Je n'ai jamais eu le goût du voyage, considérant dès mon plus jeune âge que le voyage pouvait commencer à dix mètres de la maison familiale. Je me suis construit ainsi avec cette infirmité. Il n'y a pas eu de grande décision noble de rester ici. Je n'ai pas pu faire autrement, et au fil du temps j'ai épousé ce qui m'incarcérait jusqu'à m'en délivrer complètement.

Les lieux de culte sont récurrents dans vos livres. Quelle relation entretenez-vous avec eux?

Je pense que l'éternel n'a pas de maison particulière à lui. J'appelle éternel ce qui est éphémère et qui prend conscience avec une joie étrange de sa mortalité. L'éternel est une vibration de l'éphémère qui vous rend joyeux tout à coup. Ce peut être le chant d'une tourterelle, comme celui que nous entendons en ce moment dans le lointain, mais également un poème. Ça vient toujours par surprise.

Et Dieu dans tout cela?

Je souscris volontiers à la définition de Jean Grosjean : "Dieu, c'est l'abîme intérieur. " Je n'ai pas d'appartenance, ni à une école littéraire ni à une église.

Le mot "dieu" revient pourtant souvent sous votre plume…

Il est comme un trou noir dans la page. Il ne représente le dieu de personne.

Votre écriture se rapproche du fragment. Elle surgit du silence et s'adosse au silence…

C'est une très belle définition. Mes textes sont adossés au silence mais ne le remplacent pas. Seule la respiration compte, et d'aller d'un fragment à l'autre en traversant la rivière du blanc de la page.

Et de ne retenir que l'essentiel?

Les choses qui vont de soi sont bizarrement difficiles à faire advenir, alors que ce sont les plus belles. Et comme elles vont de soi, on ne peut par définition les travailler. Tout est là dans le premier élan de l'écriture où des clichés apparaissent parfois, signalant que je n'ai pas suffisamment fait confiance à ma vision. J'ai retenu ma main, et le monde a écrit à ma place. Il me faut donc enlever, nettoyer, car mon souhait est que le lecteur voie ce que j'ai vraiment vu.

Etes-vous resté fidèle à l'écrivain des débuts?

La vie et les épreuves m'ont donné une conscience de ce que j'écrivais, mais cette conscience ne doit pas durcir les textes. L'intelligence est une matière froide et vous ne pouvez pas donner à voir ce qui brûle en injectant du froid à l'intérieur. Je n'ai pas trahi l'écrivain des premiers livres. Il est toujours là. Il est impossible de traverser plusieurs années de vie sans écorchures mais je reste celui qui refuse que le monde décide pour lui, et qui aime trop les gens pour aimer le monde. Ce ne sont pas les propos d'un misanthrope, au contraire. C'est par amour de ceux que je rencontre que je n'aime pas le monde, car souvent le monde les écrase ou les efface à leur insu.

Avez-vous le sentiment de leur rendre justice en écrivant?

Il serait prétentieux de le dire ainsi. Toute personne qui fait bien son travail, quel qu'il soit, est aussi importante que moi quand j'écris. Les poèmes du boulanger, ce sont ses petits pains. Une mère qui aide son enfant à s'endormir fait infiniment plus pour la santé du monde que celui qui invente une start-up.

Dernier ouvrage paru : Pierre, Gallimard, 104 pages, 14 euros.




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