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dimanche 5 décembre 2021

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En 2018, Pierre Rabhi, qui vient de disparaître ce 4 décembre 2021, se confiait avec simplicité dans un entretien au journal Le Monde sur les sources de son engagement pour la protection de la vie…


Pierre Rabhi : « C’est en lisant les philosophes que j’ai trouvé des réponses »

Nous avions rencontré l’agroécologiste en juin 2018. A l’occasion de sa mort, ce samedi 4 décembre, nous republions cet entretien « Je ne serais pas arrivé là si… », où il revenait sur son enfance et les deux cultures qui l’ont façonné.
Propos recueillis par Catherine Vincent
Le 10 juin 2018

Je ne serais pas arrivé là si…

Si je n’avais pas perdu ma mère à l’âge de 4 ans. Mon père, forgeron, s’est retrouvé seul avec mon petit frère et moi dans notre village de Kenadsa, une oasis fondée au milieu du désert algérien par un thaumaturge soufi. Nous étions sous colonie française, les Français avaient découvert de la houille dans la région et avaient commencé à l’exploiter, ce qui fait que mon père se dit : « Le futur est entre les mains des Européens ; si mon fils n’a pas les secrets de cette nouvelle civilisation, il ne réussira pas dans la vie. » Il se trouve qu’il y avait un couple de Français sans enfant à Kenadsa, un ingénieur et une institutrice, qui ont proposé de me prendre en charge et de m’instruire. C’est comme ça que je suis passé, sans transition, d’une organisation sociale séculaire à la modernité.

Comment vivez-vous ce changement brutal ?

Avec une immense douleur. Je vivais par alternance chez mes parents adoptifs et dans ma famille d’origine, et cette situation paradoxale a provoqué en moi toutes sortes de contradictions. D’un côté, on me disait qu’il ne fallait pas manger de porc ni boire d’alcool, de l’autre, ma mère adoptive, bourguignonne, aimait le vin et la bonne chère. D’un côté, j’avais l’impression d’être très propre, de l’autre, je ne l’étais pas assez. J’allais à l’école française, mais mon père exigeait que je passe aussi à l’école coranique… J’avais un quart d’heure de route à faire pour passer d’un monde à l’autre. Mon petit frère, lui, est resté dans la famille, ainsi que les enfants que mon père a eus par la suite. Je suis le seul à avoir été élevé ailleurs. C’était un écartèlement.

Quels souvenirs gardez-vous de votre mère ?

Le chagrin que je porte toujours à 80 ans, c’est de n’avoir aucune image d’elle – il n’y avait pas de photos au village. Quand j’évoque ma mère, c’est presque un ectoplasme. Je n’ai pas de souvenirs forts, sinon que c’était une femme qui dansait beaucoup, jusqu’à la transe. J’avais assisté à l’une d’elles, et cela m’avait bouleversé, paniqué même, de voir ma mère s’effondrer à la fin de la transe. Je vois encore la scène, mais dans le flou, comme derrière une vitre martelée. Rien de précis.

Quelles relations aviez-vous avec vos parents adoptifs ? Vous ont-ils bien aimé ?

Ma mère adoptive était affectueuse, elle a fait ce qu’elle a pu, mais elle n’a jamais pu combler l’absence de ma mère naturelle. Il paraît que j’étais un gentil garçon… J’étais surtout un garçon déconcerté. Quand j’étais dans l’islam, j’étais, pour mes parents adoptifs, chez des gens non évolués, et quand j’étais chez les Européens, j’avais l’impression d’être chez les mécréants. Ma grand-mère paternelle, une stricte observante musulmane, était farouchement opposée à ce que j’aille chez eux. Elle en voulait à mon père de cette transaction, et elle le faisait savoir.

Tout cela fait beaucoup de conflits de loyauté… En grandissant, avez-vous regretté la décision de votre père ?

Si on m’avait écouté, je ne serais jamais allé chez les Européens : je serais resté dans ma culture, dans ma famille, près de mon père que j’admirais et adorais. Mais je n’avais pas mon mot à dire, j’ai subi la volonté des adultes. J’étais pris en charge par des missionnaires civilisateurs, que pouvais-je y faire ? J’étais simplement un enfant souffrant, qui n’était pas heureux.

Quand devenez-vous heureux ?

(Silence) Je ne sais pas. J’ai avancé, avancé… Jusqu’à ce que mes parents adoptifs quittent l’oasis de Kenadsa et m’emmènent avec eux à Oran, à 650 kilomètres de là. Nouveau déchirement. J’ai 14-15 ans et, cette fois, je m’éloigne vraiment de ma famille initiale. Je vais au collège, j’obtiens mon certificat d’études, je fais une année d’études secondaires… Et ça s’arrête là. Les circonstances… De toute façon, je n’aimais pas l’école. On m’y apprenait des tas de trucs qui me paraissaient sans intérêt, des dates de bataille… Mais on ne répondait pas à mes vraies questions, au grand point d’interrogation qu’était la vie, avec ses religions, ses cultures contradictoires. C’est en lisant les philosophes que j’ai trouvé des réponses. Dans Socrate surtout, qui dit : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. »

A l’adolescence, vous changez de prénom, puis vous vous convertissez au catholicisme… Une trahison aux yeux de votre père ?

Jusqu’alors, je m’appelais Rabah – le gagnant, le victorieux en arabe. Mais lorsque nous nous installons à Oran, je lis la Bible, les Evangiles. Et je découvre ce type appelé Jésus, qui répète en permanence que seul l’amour peut sauver l’humanité… Cette rencontre est déterminante, et il me semble qu’il me faut suivre pas à pas le message du Christ. Je choisis le prénom de Pierre car, de tous les apôtres, c’est celui qui m’inspire le plus. Et oui, je trahis ma communauté en me convertissant à 18 ans au catholicisme.
Mon père ne m’a jamais vraiment dit ce qu’il avait pensé de ce choix, mais je sais qu’il souhaitait que je reste un bon musulman. Par la suite, il y a eu des réconciliations, ici ou là, avec ma communauté de base, mais un pas définitif avait été franchi. Comme si je m’étais engagé dans un chemin personnel et de solitude. Mon père est resté au village toute sa vie, il est mort il y a une quinzaine d’années sans qu’on se soit revus. Je ne suis jamais retourné en Algérie depuis que je vis en France.

C’est-à-dire depuis vos 20 ans. Vous partez pour la France après vous être disputé avec votre père adoptif, au point qu’il vous met à la porte… Que s’est-il passé ?

La rupture s’est produite sur un incident futile, mais le climat la favorisait. On est en 1958, en pleine guerre d’Algérie. Je commençais à m’éveiller à l’histoire de la colonisation, à la question de l’opprimé et de l’oppresseur, à la standardisation culturelle… Mon père adoptif, lui, était un gaulliste inconditionnel et il refusait de fuir alors même qu’il figurait sur la liste de l’OAS parmi les gens à abattre. Dans cette ambiance très tendue, il a suffi d’une goutte d’eau pour qu’il me mette à la porte.
Du jour au lendemain, à nouveau, je dois changer de monde ! Chassé de mes deux cultures, je finis par prendre le bateau pour Marseille et je trouve un petit boulot à Paris. Mais très vite, l’enfant du désert que j’ai été ne supporte pas l’espace reclus de la ville. Je rencontre Michèle, qui deviendra ma femme, et il se trouve qu’elle aussi étouffe et veut partir vers la nature. Nous entrons alors dans une aventure un peu singulière : nous sommes au début des « trente glorieuses », et voilà que nous décidons de devenir paysans et d’aller retourner la terre caillouteuse de l’Ardèche… Personne ne comprend notre choix !

Quand se produit votre rencontre avec l’agroécologie ?

Dès notre arrivée en Ardèche. Quand on voit des gens mettre un masque pour se protéger contre les poisons qu’ils répandent dans la nature, c’est assez parlant ! On a aussi très vite été avertis de l’effet des pesticides sur la santé par un ami, médecin de campagne, qui nous avait fait connaître le pays. Mais que pouvait-on faire ? Je n’avais pas de réponse. Jusqu’à ce que ce même ami vienne un jour nous voir avec Fécondité de la terre, d’Ehrenfried Pfeiffer. Je lis ce bouquin, et je m’aperçois qu’on peut parfaitement faire autrement. Dès que nous avons trouvé notre ferme, nous avons donc adopté l’agriculture biodynamique.

La ferme de Montchamp où vous vivez toujours, perchée sur un plateau avec vue dégagée sur 17 clochers alentour…

Une vue magnifique, et un biotope exceptionnel ! Nous l’avons achetée en 1963, mais nous avons bien failli ne pas obtenir notre crédit tant nous passions pour des fous. Non seulement nous avions quitté la ville pour devenir paysans, mais nous voulions acheter cette ferme et rien d’autre, un lieu où il n’y avait pratiquement pas d’eau, pas d’électricité, pas de chemin carrossable et un sol rocailleux… Mais on savait qu’on y arriverait. Et on y est arrivés ! Même si j’ai passé des nuits blanches à me demander comment j’allais nourrir nos cinq enfants. A affronter, aussi, une question intime qui me taraudait : en grandissant, allaient-ils approuver notre choix ? En fait, ils ont été ravis… Et je suis devenu un écologiste inconditionnel.
Je me suis engagé dans la promotion de l’agroécologie, cette agriculture du pauvre qui affranchit le paysan de la culture d’exportation menée à coups d’engrais et de pesticides, et qui répond à ses besoins parce que c’est une agriculture élaborée, accessible à tous sans bourse délier et régénératrice des sols. J’ai commencé à donner mes premiers stages d’initiation à cette méthodologie. En Ardèche d’abord, puis, à partir du début des années 1980, au Burkina Faso où je me rendais régulièrement.

Malgré les chèvres et les cinq enfants ?

Grâce à Michèle. Sans elle, il est probable que je n’aurais pas réussi à me faire entendre. Elle a toujours été dans la discrétion, mais je peux vous assurer que c’est de l’acier, Michèle ! Elle a accepté d’entretenir la ferme, de s’occuper des enfants, tandis que je voyageais pour enseigner la question écologique.

Votre souvenir le plus fort de ce retour en Afrique ?

La rencontre avec les paysans illettrés, qui ne savent ni lire ni écrire et qui ont développé une mémoire fabuleuse… Le monde de l’oralité. J’ai autant appris d’eux que je leur ai appris. Le seul moment où j’ai rouspété, c’est quand j’ai découvert à Gorom-Gorom, dans le nord du pays, que les délégués qui venaient suivre les sessions de formation pour ensuite les enseigner dans leur village étaient à 80 % des hommes. J’ai demandé des sessions de femmes, et j’ai compris alors que c’était la femme qui portait la société. C’est elle la première levée, c’est elle qui allaite l’enfant, qui fait cuire le peu qu’il y a à faire cuire, qui se charge de la corvée d’eau, de bois, qui gère les ressources… Ce sont des héroïnes extraordinaires.

Au Burkina Faso, vous faites une autre rencontre : celle du président Thomas Sankara, qui est convaincu par vos idées…

Tellement convaincu qu’il voulait me charger de l’agriculture du pays et d’appliquer nos méthodes au plan national. J’étais en train de préparer un programme dans ce sens quand Sankara a été assassiné, en 1987. Et tout s’est arrêté. Si on avait mené à bien ce projet, ce pays aurait été exemplaire dans ce domaine… C’est un des plus grands regrets de ma vie.

Vous publiez des best-sellers, vous donnez des conférences dans toute la France, vous séduisez des mécènes et inspirez des structures telles que le mouvement Colibris… Comment expliquez-vous que vous soyez devenu, sur le tard, une sorte de prophète écologiste ?

Je pense que j’ai bénéficié du doute qui s’installe dans les consciences, par rapport à un modèle dominant qui ne tient pas ses promesses : le chômage est là, l’environnement souffre, et le bonheur escompté n’est pas au rendez-vous. Je crois aussi que quelque chose me différencie des autres : l’écologie, je ne fais pas qu’en parler, je l’applique. Des livres sur l’écologie, les bibliothèques en sont pleines ! S’il y a quelque chose qui peut me revenir, c’est que je ne me contente pas de faire des grands discours : j’incarne concrètement l’écologie, avec des propositions et des méthodologies. Je crois beaucoup à la force de la simplicité. Les gens me perçoivent comme un type qui fait ce qu’il dit et qui dit ce qu’il fait.

Vous venez de fêter vos 80 ans. Comment accueillez-vous la vieillesse qui approche ?

Au plan physiologique, je n’ai plus la force du paysan maçon que j’étais autrefois, bien sûr. Mais cette énergie s’est transmutée en autre chose. Et j’ai cette grande chance d’être de plus en plus écouté. Comment dois-je honorer cette confiance qu’on me fait ? Je l’honore en disant : si nous voulons, nous pouvons changer le monde.

En 2005, vous avez cosigné un livre avec Nicolas Hulot. Un an après qu’il est devenu ministre de la transition écologique et solidaire, que pensez-vous de son bilan ?

Je lui suis reconnaissant de s’engager, mais quelle est sa marge de manœuvre ? Le fait que l’interdiction du glyphosate n’ait finalement pas été inscrite dans la loi sur l’alimentation illustre bien l’incapacité qu’a même un ministre à modifier l’ordre des choses. Dans une société où les consciences sont au degré zéro de l’évolution écologique, avec des intérêts énormes en jeu, comment voulez-vous faire ?
La solution ne passe pas par le politique, elle passe par l’élévation de la conscience. Le jour où le politique dira : il faut une grande part d’écologie dans l’enseignement, avec un jardin pour que les enfants apprennent ce que c’est que la vie, avec un atelier manuel et non pas des écrans, cela commencera peut-être à aller mieux. J’ai vu des gens sortir de grandes écoles ultradiplômés : ils ne savent même pas comment pousse un poireau !









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