Voix singulière et figure majeure de l’ère post-chrétienne dans son pays, profondément marqué par l’expérience de l’athéisme d’Etat, la Tchécoslovaquie, Tomáš Halík répond ce mois de janvier 2022 aux questions de la revue Etudes. Voici quelques extraits de cet entretien qui porte un regard lucide sur les impasses et les chances de mutation du christianisme aujourd’hui. Son kairos, affirme Tomáš Halík : achever le virage amorcé au concile Vatican II, du catholicisme à la catholicité… La voie d’un œcuménisme spirituel vraiment universel…
Le christianisme instrumentalisé par les nationalismes
Prêtre, théologien et sociologue, Mgr Tomáš Halík est une figure importante de l’Église tchèque. Plusieurs de ses textes ont eu une forte influence dans de nombreux pays durant la pandémie. Son expérience de l’Église sous le régime communiste ainsi que les derniers événements le conduisent à porter un regard acéré sur l’avenir du christianisme en Europe.
Pouvez-vous nous présenter votre itinéraire, encore peu connu du public français ? Quels sont les principaux auteurs qui ont compté pour vous ?
Tomáš Halík : Je suis né dans une famille d’intellectuels laïques à Prague en 1948, l’année même où les communistes prenaient le pouvoir en Tchécoslovaquie. Ma conversion au christianisme s’est faite par étapes. Au début, il y avait l’attrait intellectuel et esthétique de la culture catholique interdite par le régime : l’architecture des églises de Prague, la musique sacrée, les livres d’auteurs comme G. K. Chesterton, C. S. Lewis, François Mauriac, Graham Green, Julien Green, Léon Bloy, Georges Bernanos et bien d’autres. Ce n’est qu’autour du Printemps de Prague de 1968 que j’ai fait la connaissance de quelques prêtres éminents qui venaient de rentrer des prisons staliniennes, après une quinzaine d’années passées derrière les barreaux. Certains d’entre eux considéraient la persécution communiste comme une pédagogie divine – une purification de l’Église de son ancien triomphalisme. En prison, où ils avaient fait l’expérience d’un œcuménisme pratique, ils rêvaient d’un autre type d’Église, une Église vraiment œcuménique, pauvre, ouverte, au service des gens. Ces personnes m’ont aidé à comprendre l’esprit des réformes du concile Vatican II. Au début des années 1970, certains des livres de Pierre Teilhard de Chardin sont tombés entre mes mains et m’ont ouvert un tout nouveau monde. Teilhard a écrit sur la nécessité d’une analogie entre le prêtre et le travailleur : des prêtres pour le monde de la science et de la culture. J’ai reçu cela comme ma vocation. Mais le chemin pour y parvenir ne passait pas par le séminaire contrôlé alors par le pouvoir communiste. J’ai donc rejoint l’« Église clandestine ». J’ai étudié la théologie en secret dans des cours clandestins et j’ai été ordonné secrètement dans la chapelle privée de l’évêque Hugo Aufderbeck à Erfurt (dans l’ancienne Allemagne de l’Est), en 1978. Ensuite, j’ai travaillé comme prêtre dans la clandestinité pendant onze ans. Ma profession civile était celle de psychothérapeute pour les alcooliques et les toxicomanes. Je raconte cela dans le livre From the Underground Church to the Labyrinth of Freedom, traduit en plusieurs langues.[…]
Qu’avez-vous appris du contact avec les athées ? Pourquoi le dialogue avec des personnes de toutes convictions est-il essentiel pour les chrétiens ?
T. H. : Il faut faire la distinction entre l’athéisme critique et l’athéisme dogmatique. L’athéisme dogmatique est aussi stupide que le fondamentalisme religieux, ils sont jumeaux.
Je salue l’athéisme critique parce qu’il peut être une ancilla theologiæ [« servante de la théologie »], il peut être un feu purificateur utile pour approfondir la foi. L’athéisme est comme le feu, un bon serviteur mais un mauvais maître. Il peut être utile au croyant parce qu’il rabote et corrige sa foi, mais il peut être dangereux pour l’athée parce que, s’il n’est pas corrigé par la foi, il peut devenir une religion dogmatique sui generis.
L’athéisme n’est pas nécessairement un adversaire de la foi : il est souvent la négation d’un type particulier de théisme. Et il existe indéniablement de nombreux types de théisme (conceptions naïves et parfois destructrices de Dieu) qui méritent d’être rejetés. En ce sens, les chrétiens de la Rome antique étaient considérés comme athées parce qu’ils rejetaient la religio politique des Romains.
Quel rôle le doute joue-t-il aux côtés de la foi ?
T. H. : La foi et le doute sont deux sœurs qui ont besoin l’une de l’autre. La foi sans pensée critique et sans doute honnête peut conduire au fondamentalisme et au sectarisme. Le doute qui est incapable de douter de lui-même peut conduire au cynisme et au nihilisme.
Je ne parle pas du doute sur l’existence de Dieu. Un Dieu qui pourrait ne pas exister, un Dieu en tant qu’être contingent, n’est pas le Dieu de ma foi. Je crois en un Dieu en qui, selon les mots de l’Apôtre Paul, nous avons la vie, la croissance et l’être (Actes 17, 28), même si nous n’utilisons pas le mot « Dieu » pour le décrire. Je doute de ma propre capacité à comprendre et à exprimer ce mystère. Ces doutes m’aident à garder un espace ouvert pour le Dieu qui est, je le répète (avec saint Ignace aussi) Deus semper maior, « Dieu toujours plus grand » que mes idées religieuses.
Quels sont les « signes des temps » aujourd’hui ? Comment pouvons-nous reconnaître le kairos, le temps présent ?
T. H. : À une époque où la rhétorique, les émotions et les symboles religieux sont utilisés comme armes dans les guerres culturelles, le pouvoir pacifique et guérisseur de la foi doit être mobilisé. La société multiculturelle et pluraliste d’aujourd’hui et de demain est confrontée à un choix : « choc des civilisations » ou civitas œcumenica. La simple « tolérance », au sens de l’indifférence mutuelle, ne suffit pas. Nous devons nous enseigner mutuellement une approche contemplative des événements dans le monde et dans nos propres vies : « trouver Dieu en toutes choses ». Nous devons développer l’art du « discernement spirituel » enseigné par Ignace de Loyola et de nombreux maîtres spirituels.
Saint Augustin a créé sa théologie de l’Histoire lorsque Rome s’effondrait et que la civilisation romaine était secouée par les « invasions barbares » et le choc des civilisations. La période actuelle n’est-elle pas un défi pour l’émergence d’une nouvelle théologie de l’histoire contemporaine ?
L’un des visages les plus crédibles et les plus convaincants du christianisme est l’œcuménisme. Si l’Église catholique veut être vraiment catholique, elle doit achever le virage amorcé au concile Vatican II, du catholicisme à la catholicité. Si l’Église doit être une Église, et non une secte, elle doit parvenir à une nouvelle compréhension d’elle-même et développer plus pleinement sa « catholicité », l’universalité de sa mission, en s’efforçant d’être vraiment « tout pour tous ». Ce faisant, cependant, elle ne doit pas perdre son identité. Mais l’identité du christianisme n’est pas quelque chose de statique, donné une fois pour toutes sous une forme immuable. Le christianisme est une continuation du mystère de l’Incarnation, le Verbe de Dieu s’incarnant continuellement dans le corps de l’histoire, de la société et de la culture humaines.
Les efforts de démocratisation de l’Église lors de la Réforme ont contribué de manière significative à la démocratisation de l’ensemble de la société de l’époque. Les efforts œcuméniques au sein du christianisme doivent, eux aussi, transcender les frontières des Églises et inspirer des efforts pour faire tomber les frontières dans toute la famille humaine. Il est urgent de transformer le processus de mondialisation en un processus de communication culturelle et de partage mutuel. Rappelons la vision de Teilhard selon laquelle la mission du christianisme est d’insérer dans le processus de planétarisation de l’humanité l’énergie de l’amour illimité et inconditionnel enseigné par l’Évangile.
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Quelles sont les menaces les plus graves pour nos sociétés ? Quelles sont les attentes spirituelles aujourd’hui ?
T. H. : La seule chose dont il faut avoir peur est la peur. Même Søren Kierkegaard savait que l’anxiété est le vertige de la liberté face à ses possibilités infinies.
L’anxiété typique de l’ère de la mondialisation est la peur de la perte d’identité, tant chez les individus que dans les groupes. Cette peur suscite un nouveau type de nationalisme agressif, un nationalisme qui a souvent recours à la rhétorique, aux émotions et aux symboles religieux. Pendant longtemps, l’Occident a cru que le danger d’une union de la religion et du pouvoir politique était empêché par le principe de la séparation des Églises et de l’État. Mais la situation a changé, car les États nations ont désormais perdu le monopole de la politique ; et les Églises, celui de la religion. Des forces supranationales s’impliquent désormais dans la vie politique sous la forme de puissantes sociétés économiques, d’initiatives civiques internationales et d’organisations non gouvernementales.
Les symboles religieux qui se sont émancipés de leur contexte culturel d’origine sont devenus une ressource accessible au public. La « main invisible du marché » est prompte à répondre à l’intérêt pour la spiritualité, en proposant des produits bon marché, de l’ésotérisme et du kitsch religieux de toutes sortes. Lorsque les populistes pragmatiques utilisent une rhétorique religieuse, par exemple, en se posant en « défenseurs d’une civilisation chrétienne en danger », il s’agit davantage de sacraliser la politique que de politiser la religion. Lorsque les symboles religieux, qui contiennent une énergie émotionnelle insoupçonnée, sont utilisés comme armes dans les guerres culturelles et que les différends politiques sont dépeints comme des batailles apocalyptiques entre le bien et le mal, les conséquences peuvent être véritablement désastreuses.
Les populistes des pays du groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque) utilisent souvent une rhétorique chrétienne et, lorsqu’ils sont au pouvoir, ils tentent de corrompre l’Église en lui offrant divers avantages matériels et privilèges. Les appels au « retour à l’Europe chrétienne » et au remplacement de la démocratie libérale par une « démocratie illibérale », c’est-à-dire un État autoritaire, résonnent aujourd’hui surtout en Hongrie et en Pologne. Les populistes de droite sont arrivés au pouvoir dans ces deux pays et tentent de paralyser progressivement la liberté et l’indépendance du pouvoir judiciaire, des médias, de l’éducation, de la culture et des organisations à but non lucratif.
Le régime de Jarosław Kaczyński en Pologne a porté à l’Église catholique beaucoup plus de dommages ces dernières années que le régime communiste n’a réussi à le faire en un demi-siècle. Aujourd’hui, la sécularisation la plus rapide d’Europe a lieu dans la « Pologne catholique ». Les jeunes et les intellectuels se détournent de l’Église. La convergence des politiciens populistes et de certains cercles de l’Église est soutenue non seulement par les nationalistes d’Europe occidentale, comme Marine Le Pen, mais surtout de manière très sophistiquée par la Russie. L’effort systématique de propagande russe visant à saper la confiance à l’égard de l’Union européenne dans le monde postcommuniste vise spécifiquement les cercles catholiques conservateurs. L’Occident est aujourd’hui aussi naïf vis-à-vis de la Russie de Poutine qu’il l’était vis-à-vis de l’Allemagne dans les années 1930. […]
Le service le plus important que l’Église peut rendre aux hommes d’aujourd’hui est de développer l’art du discernement spirituel dans la vie personnelle et dans la vie de la société, ainsi que l’herméneutique théologique de la culture contemporaine ou, en termes traditionnels, « lire les signes des temps ». […]
Où pouvons-nous trouver les graines de l’espoir ? Où est « la Galilée où nous pouvons rencontrer le Christ vivant » ?
T. H. : Dans de nombreux pays, les églises, les monastères et les séminaires se vident. J’ai pris les églises vides et fermées pendant la pandémie de coronavirus comme un signe d’avertissement prophétique : voilà à quoi l’Église pourrait bientôt ressembler si elle ne se réforme pas. Les églises vides, pendant les deux saisons de Pâques silencieuses de 2020 et 2021, ressemblaient à un tombeau vide. (Après tout, même le fou de Friedrich Nietzsche, annonciateur de la « mort de Dieu », comparait les églises aux tombeaux de Dieu.) En pleurant le tombeau vide, nous ne devrions pas rester sourds à la voix qui interpelle : « Pourquoi cherchez-vous le vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, il est ressuscité. Il vous précédera en Galilée, c’est là que vous le verrez. » Cette Galilée d’aujourd’hui, la Galilée des Gentils, je pense qu’elle se trouve au-delà des frontières visibles des Églises, dans le monde des chercheurs spirituels.
Le pape Benoît XVI avait proposé d’ouvrir un « parvis des Gentils » au sein de l’Église, un espace pour les agnostiques et les chercheurs spirituels, tout comme le Temple de Jérusalem avait un tel espace pour les Gentils sympathisants du judaïsme. Mais cela ne suffit pas aujourd’hui. Ces derniers temps, la forme de l’Église comme temple, qui a été ébranlée depuis le siècle des Lumières, s’est effondrée. Il me semble parfois qu’il n’en reste qu’un « mur des Lamentations ».
La veille du conclave, le cardinal Jorge Bergoglio avait cité les paroles de Jésus : « Je me tiens à la porte et je frappe. » Mais il avait ajouté : « Aujourd’hui, le Christ frappe de l’intérieur de l’Église et veut sortir. Et nous devons le suivre. » Le pape nous invitait à aller vers les blessés sur les champs de bataille d’aujourd’hui et vers les personnes en marge. Nous devons aller vers les personnes en marge de la société, mais aussi vers les personnes en marge de l’Église ou au-delà des frontières visibles des Églises.
Les recherches sociologiques indiquent que le nombre de « ceux qui croient (en quelque chose) » est en baisse. Cela inclut à la fois ceux qui s’identifient pleinement à l’enseignement et à la praxis des institutions religieuses traditionnelles et ceux qui ont trouvé un foyer dans l’athéisme dogmatique. Dans le même temps, on constate une augmentation non seulement du nombre d’agnostiques et d’indifférents, mais aussi du nombre de « chercheurs » spirituels. L’avenir du christianisme en Europe dépendra vraisemblablement avant tout de la capacité des chrétiens à s’adresser à ces chercheurs. Mais la communication avec eux doit renoncer au prosélytisme et à une attitude de « possession de la vérité ». Ne cherchons pas à les faire entrer dans les limites institutionnelles et mentales existantes, mais élargissons ces limites et avançons vers de nouveaux horizons, en partenariat avec eux. Le christianisme d’aujourd’hui a besoin d’un nouveau type d’œcuménisme, d’un dépassement de soi. La question de savoir en quoi consiste l’identité du christianisme doit être posée encore et encore. Le Christ est semper maior, « toujours plus grand » que notre imagination. […]
Vous avez écrit : « Un chapitre de l’histoire du christianisme touche à sa fin. » Qu’est-ce qui doit mourir dans le christianisme, aujourd’hui ?
T. H. : Une grande partie de la forme de christianisme que les Européens ont longtemps considérée comme acquise est en train d’expirer irrévocablement. Les théologiens et les pasteurs de l’Église d’aujourd’hui ont besoin du courage de saint Paul, qui a permis au christianisme primitif d’entrer dans le contexte nouveau et plus large de la civilisation hellénique et romaine, en déclarant dépassée ou même nuisible une grande partie de ce que les chrétiens de l’époque, y compris les principales autorités parmi les Apôtres, considéraient comme des caractéristiques essentielles de leur identité religieuse, en particulier la circoncision et d’autres règles de la loi de Moïse.
Pendant plusieurs siècles, le christianisme a pris la forme d’une religion – religio dans le sens d’une force intégrant la société. En ce sens, le substantif religio est dérivé du verbe re-ligare, « réunir ». À l’époque moderne, à l’ère de la fragmentation du monde, la foi chrétienne a perdu cette « fonction religieuse », le christianisme et la religion étant considérés comme une « vision du monde » parmi d’autres. Je pense que la forme future du christianisme sera la religion au sens de re-legere, « relire ». Nous devons relire attentivement et de manière critique les deux « sources de la foi », la Bible et la tradition.
Je suis convaincu que la forme traditionnelle de l’Église et de son rôle pastoral, le réseau de paroisses territoriales, est en train de devenir une chose du passé. Je crois que les centres de la foi (les diverses communautés chrétiennes, les paroisses, les communautés religieuses, les mouvements ecclésiaux, etc.) doivent devenir des « écoles de sagesse chrétienne », des lieux de rencontre pour les « nouvelles lectures », la méditation commune, l’écoute et le partage des expériences de foi.
Je suis convaincu que le ministère de l’accompagnement spirituel, qui a une dimension à la fois pédagogique et thérapeutique (au sens le plus large), sera une forme cardinale du travail de l’Église à l’avenir. Il sera probablement plus nécessaire que les deux activités dans lesquelles l’Église s’est engagée jusqu’à présent, à savoir le ministère paroissial et l’activité missionnaire au sens classique du mot. Le ministère de l’accompagnement spirituel s’adresse à tous et pas seulement aux croyants. Cela s’applique aujourd’hui au ministère des aumôniers dans les hôpitaux, les prisons, l’armée et l’enseignement. Je suis convaincu que cela doit s’appliquer dans un avenir proche au ministère de l’Église en tant que telle. Si l’Église doit être une Église et non une secte repliée sur elle-même, elle doit subir un changement radical dans la perception qu’elle a d’elle-même et de son ministère auprès de Dieu dans ce monde.
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