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dimanche 27 novembre 2022

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En ce premier jour de l’Avent, cette mise en chemin vers la Lumière qui vient, comment ne pas se nourrir de ce magnifique entretien de Christian Bobin avec le Monde des religions paru en 2007 ? Le journal Le Monde le publie à nouveau aujourd’hui : « J’essaie d’avoir le souci du présent, de qui me parle ou de ce qui se tait devant moi ; je cherche dans le plus tremblé du présent ce qui ne glissera pas comme tout le reste dans les ténèbres… Je tourne autour d’un mot : la bonté. C’est la bonté qui me stupéfie dans cette vie, elle est tellement plus singulière que le mal… La confiance est le berceau de la vie.» 

Et si, en nous laissant si nombreux orphelins, Christian Bobin nous confiait sa parole nue, vive comme un talisman pour traverser les nuits bruyantes du monde avec au cœur cette petite étincelle fragile et bienveillante de la joie ?


JL








Christian Bobin : « C’est la bonté qui me stupéfie dans cette vie, elle est tellement plus singulière que le mal »


Ecrivain de la fragilité, virtuose du fragment littéraire, Christian Bobin s’est éteint vendredi à l’âge de 71 ans. Dans un entretien au « Monde des religions » donné en 2007, il se confiait sur son rapport à « l’invisible, qui semble donner le sens de toute chose ».


Propos recueillis par Frédéric Lenoir et Karine Papillaud


Le Monde, 26 novembre 2022


Photo, Christian Bobin, le 4 octobre 2005, sur le plateau de TF1. BERTRAND GUAY / AFP


L’écrivain Christian Bobin est mort ce vendredi 25 novembre, à l’âge de 71 ans. Dans ses textes qui sont aussi bien roman, journal ou poésie en prose, il savait extirper le merveilleux des petites choses, avec des mots simples, des phrases musicales, des formules délicatement lumineuses. Une petite robe de fête est son premier grand succès, en 1991. Il sera suivi d’un chef-d’œuvre, Le Très-Bas, consacré à François d’Assise, qui reçoit le prix des Deux Magots et le grand prix catholique de littérature en 1993. Suivra également, en 2016, le prix de l’Académie française, pour l’ensemble de son œuvre.

Mais la notoriété et la vie parisienne ont toujours laissé Christian Bobin de marbre. L’homme a longtemps continué d’écrire et de vivre à sa façon, sans Internet mais dans l’amour du silence et des jardins fleuris. Et s’il avait accepté une interview pour Le Monde des religions, en 2007, ce fut moins, disait-il, pour se montrer que pour s’octroyer le plaisir d’une rencontre humaine et la joie d’un partage librement consentis.


Vous êtes un écrivain célèbre mais rare, volontairement très discret dans les médias. D’où vient votre désir de retrait ?


Comme souvent dans cette vie, les choses sont mélangées : il y a, dans ce que vous appelez joliment mon retrait, une part de caractère, une sorte de pudeur, et la crainte que la parole, en s’exposant trop souvent en plein jour, perde de sa vitalité. Rien n’est plus éblouissant que des traces de pattes de moineau dans la neige : elles permettent de voir l’oiseau tout entier. Mais pour ça, il faut la neige. L’équivalent de la neige dans une vie humaine, c’est un silence, une discrétion, cette distance qui permet le vrai lien.

Mon retrait n’est pas une misanthropie, c’est ce qui me donne un lien plus sûr au monde. En écrivant, je me sens comme un enfant qui, laissé dans sa chambre, se met à parler seul, un peu plus fort qu’il n’est raisonnable, pour être entendu de la salle à côté où se trouvent peut-être les parents ou les gens.


Cette image vous ramène à votre propre enfance. La solitude du petit garçon que vous étiez vous a-t-elle jamais quitté ?


J’ai une sensation enfantine de la vie qui perdure : je suis attiré depuis toujours par ce qui est apparemment inutile, faible, laissé dans les ornières pendant que passe le grand carrosse du monde. Un enfant est rarement curieux de ce qui préoccupe les adultes. Il va exercer son attention sur ce qui leur échappe ou ce qui, de peu de poids, lui ressemble.

Par exemple, je peux faire une danse de derviche tourneur autour d’un pissenlit toute une après-midi pour arriver au texte qui me convient, qui exaucera ce pissenlit et en fera ce que je l’ai vu être, c’est-à-dire un soleil descendu près de nous.


Ces états vous sont-ils donnés par la contemplation de la beauté ou bien par une méditation ?


Je suis incapable de séparer la pensée de la beauté. Elles ont pour racine commune le réel. Les petits astres que forment les pissenlits au mois de juin sont beaucoup plus réels et éclairants que toutes les lampes de nos savoirs.


« La grâce, c’est regarder Dieu se tenir sur la pointe d’une aiguille, fugace, infime »


Ce que je recherche, et que j’ai du mal à nommer, ne se trouve pas dans les endormissements théoriques, pas plus que dans les agacements de l’économie ou le bruit machinal du monde. Cette chose me concerne personnellement et, je crois, concerne chacun de nous. J’essaie de faire des petites maisons de livres assez propres pour que l’invisible qui me semble donner le sens de toute vie y entre, et s’y trouve accueilli.


Cet invisible a-t-il rapport au divin ? Au moins, lui donnez-vous un nom ?


Paradoxalement, cet invisible n’est fait que des choses visibles. Mais délivrées de nos avidités, de nos volontés et de nos soucis. Ce sont ces choses familières qu’on laisse simplement être et venir à nous. Dans ce sens, je ne sais pas de livre plus réaliste que les Évangiles. Ce livre est comme du pain sur la table : le quotidien est le foncier de toute poésie.


Leur message a-t-il une résonance particulière dans vos livres ?


La lumière la plus profonde, je l’ai tirée d’un auteur que j’estime plus que tout, Jean Grosjean, et en particulier de son livre L’Ironie christique, qui est une lecture d’abeille de l’Évangile de Jean : c’est un livre majeur du XXe siècle. L’auteur fait son miel de chaque parole du Christ, il entre dans chacune d’elles comme une abeille s’engouffre dans chaque fleur d’un rosier, pour en surprendre toute la pensée.

À la fin de l’Évangile, il est dit qu’« il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites ; si on les écrivait une à une, le monde lui-même, je crois, ne saurait contenir les livres qu’on en écrirait ». J’ai pris cette parole à la lettre : j’essaie d’avoir le souci du présent, de qui me parle ou de ce qui se tait devant moi ; je cherche dans le plus tremblé du présent ce qui ne glissera pas comme tout le reste dans les ténèbres. Le ciel est ce qui s’éclaire dans le face-à-face. Le fond de la vie, et c’est le fond même des Évangiles, c’est que tout ce qui compte se passe toujours entre deux personnes.


Dans l’enfance ou à l’âge adulte, avez-vous connu des moments d’illumination, des expériences d’ordre mystique ?


Ce n’est pas vraiment une illumination mais un sentiment plus souterrain, diffus, que je pouvais parfois croire être perdu et qui revenait toujours : la sensation d’une bienveillance tramée dans le tissu parfois déchiré du quotidien. Cette sensation n’a jamais cessé de courir par-dessous les fatigues, les lassitudes et même les désespérances. Je tourne autour d’un mot : la bonté. C’est la bonté qui me stupéfie dans cette vie, elle est tellement plus singulière que le mal.


Qu’avez-vous traversé qui vous a le plus profondément heurté dans votre vie ?


Incontestablement, la perte d’êtres chers. On s’aperçoit qu’on devient désert quand quelqu’un que l’on aime meurt. Qu’on n’a pas d’autre sens que d’être habité par des gens dont la présence nous réjouit ou dont le seul nom nous éclaire. Et quand ces présences s’éteignent, que les noms s’effacent, il y a un moment étrange et pénible où l’on devient à soi-même comme une maison vidée de ses habitants. On n’est propriétaire de rien au bout du compte.

L’épreuve du deuil se traverse. Elle est une épreuve de pensée vécue à son maximum. En refoulant ces choses qui arriveront forcément, on enlève le terreau de la pensée la plus profonde. On risque de se vouer à l’irréel qui me semble être le plus dangereux dans ce monde.


C’est-à-dire ?


L’irréel, c’est la perte du sens humain, c’est-à-dire la perte de ce qui est fragile, lent, incertain. L’irréel, c’est quand tout est très facile, qu’il n’y a plus de mort et que tout est lisse. Contrairement aux progrès techniques, les progrès spirituels sont équivalents à un accroissement des difficultés : plus il y a d’épreuves, plus vous vous rapprochez d’une porte paradisiaque. Alors que l’irréel vous décharge de tout, y compris de vous-même : tout circule merveilleusement, mais il n’y a plus personne.


N’est-on pas aussi dans l’irréel en étant trop religieux, en vivant par exemple dans l’évidence qu’il y a une vie après la mort ou que Dieu est bon ?


On peut faire avec Dieu ce que les enfants font avec un arbre, c’est-à-dire se cacher derrière. Par peur de la vie. Les pièges dans cette vie sont innombrables, comme penser qu’on est du bon côté, qu’on a vu et recensé tous les pièges, ou qu’on sait ce qu’il en est une bonne fois pour toutes du visible et de l’invisible. Ça ne marche pas comme ça.


« Les religions sont analphabètes de leurs propres écritures »


Les religions sont lourdes. Elles reposent sur des textes qui sont des merveilles. Mais elles sont d’abord les analphabètes de leurs propres écritures. Elles n’oublient jamais leur puissance. Elles veulent détourner à leur profit le cours ruisselant de la vie. Au fond, il faudrait débarrasser Dieu de Dieu. On pourrait parler d’un Dieu athée de ses propres religions.


Vous parliez tout à l’heure des « endormissements théoriques ». La connaissance est-elle une barrière à un chemin spirituel ?


C’est difficile de répondre. Kierkegaard parlait de communication directe et communication indirecte. Pour le dire simplement, la communication directe, c’est quand vous transmettez un savoir : vous le donnez comme vous donnez un objet. La communication indirecte, d’après lui, est la seule qui convienne aux choses de l’esprit : il ne faut rien donner directement. La vérité n’est pas un objet mais un lien entre deux personnes.

C’est pourquoi le Christ parle en parabole et rarement tout droit. Sa parole est chargée d’images, avec ce qu’il faut d’énigme pour que le chemin se fasse dans la tête de son interlocuteur, pour que cet interlocuteur accomplisse son propre travail mental. C’est l’origine de toute poésie vraie : il faut que quelque chose manque pour espérer goûter à un peu de plénitude. Le problème avec ce qu’on appelle le savoir, c’est que tout est fait, cuit et même mâché.


« Je suis né dans un monde qui commençait à ne plus vouloir entendre parler de la mort et qui est aujourd’hui parvenu à ses fins, sans comprendre qu’il s’est du coup condamné à ne plus entendre parler de la grâce. » C’est une phrase tirée du recueil La Présence pure, publié en 1999. Comment prolongeriez-vous aujourd’hui cette réflexion ?


Pardonnez-moi d’être banal, mais on n’a jamais plus conscience de la vie que lorsqu’on sait qu’à chaque seconde elle peut vaciller et tomber en poussière. La mort est une excellente compagne, très fertile pour la pensée de la vie. Si on expulse l’une, on condamne l’autre à s’épuiser dans le bagne d’une distraction perpétuelle.

La claire conscience de la vie, amenée par la calme pensée de sa fragilité, est la grâce même. La grâce, c’est regarder Dieu se tenir sur la pointe d’une aiguille : quelque chose de fugace, d’infime, qui ne demande surtout pas à être retenu, et qui coïncide avec l’incorruptible joie d’être vivant. Emily Dickinson écrit dans l’une de ses lettres : « Le simple fait de vivre est pour moi une extase. »


Sur la mort, avez-vous une espérance, une intime conviction ?


J’éprouve que le meilleur de nous, quand nous réussissons à le faire vivre, ne sera pas bruni, emporté par la mort. Je ne peux guère dire plus. Ou plutôt si : les nouveau-nés, je l’ai souvent écrit, sont mes maîtres à penser. Le bébé à plat dans son berceau, avec le ciel étonné de nos yeux qui lui tombe dessus, est la figure même de la résurrection. C’est beau, le front dénudé des nouveau-nés. C’est la confiance qui remplace le crâne. La confiance est le berceau de la vie.


Cet entretien a initialement été publié dans « Le Monde des Religions » n° 25, septembre-octobre 2007


Frédéric Lenoir et Karine Papillaud









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