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LA PETITE FLAMME DE LA POÉSIE
(Retranscription de l’entretien de Jean Lavoué avec Geoffroy Scrive en date du 22 août 2023 à Brest https://youtu.be/SBJVejjqnv4?si=oEHTBNq5zltktwkg)
Pour Sulivan déjà, les mots de la tribu étaient en panne. Ils ne se transmettaient plus. D’où sa recherche d’une langue poétique et mystique, à longueur d’essais et de romans, pour nous faire respirer autrement le parfum du poème évangélique [1]
Il arrive qu’en nous éloignant des formes habituelles et figées du langage religieux, on commence à mieux en percevoir les sources secrètes. C’est ce déplacement que peut nous aider à faire le langage de la poésie. « Inutile comme la pluie », disait d’elle René Guy Cadou. Mais on sent bien aujourd’hui combien nous sommes suspendus à ces moindres gouttes sans lesquelles se dessèchent et meurent les terres craquelées de nos contrées aimées tout comme celles de notre âme.
Je remercie Geoffroy Scrive, bénévole pour la radio RCF de Brest, de m’avoir proposé cet itinéraire furtif en sentiers d’inutilité et de poésie où, peut-être, devient-il urgent pour chacun de nous de s’aventurer à nouveau pour y mieux respirer. Il a saisi l’occasion de la publication de mes deux derniers recueils pour me rencontrer. La nature y est au cœur puisque tous deux, composés à quelques années d’intervalle, gravitent autour de la figure de l’arbre : « Écrits de l’arbre dans le soleil » et « Passio Vegetalis ». Avec cette figure, c’est toute une palette de notre vie intérieure qui peut se laisser dévoiler, du dépouillement automnal au renouvellement printanier, y compris à travers les épreuves de la mort, du deuil et, pour les arbres, des déforestations sauvages : de l’émerveillement aux détresses climatiques…
En me laissant déplacer par les questions de mon interlocuteur, je revisite ainsi tout un parcours en poésie tout autant qu’en aventure spirituelle tellement les passerelles sont nombreuses entre ces mondes. C’est avec une juste force que le poète Jean-Pierre Siméon lance son manifeste : « La poésie sauvera le monde ». Et l’on peut dire que, même dépouillée de toute intention religieuse et ancrée en terre profondément laïque, la spiritualité ne cesse, en effet, d’affleurer à chaque tournant de ces chemins buissonniers de la poésie.
Au fil de cet entretien, je côtoie bien des œuvres amies qui ont tracé dans ma vie un véritable parcours d’intériorité : Jean Sulivan, Maître Eckhart, Henri Le Saux, François Cheng, Xavier Grall, Christian Bobin… Pour chacun d’eux, le dépouillement des représentations mentales de la religion, le détachement y compris de Dieu suggérait Maître Eckhart, conduit à redécouvrir des sources premières, non seulement en soi et dans un éveil silencieux à la nature et au monde, mais aussi dans des traditions ancestrales ayant conservé ce sentiment d’une unité fondamentale de l’humain avec la terre comme avec tous les animaux et les végétaux qui la peuplent : qu’il s’agisse d’hindouisme, de celtisme ou de taoïsme, ou encore plus simplement d’une sorte d’éveil premier à l’enfance du monde dont Christian Bobin fut un témoin majeur, ces auteurs m’ont transmis à leur insu, par un rythme, un silence, un souffle, le goût de cette parole poétique par laquelle s’ouvre à nous une présence neuve à nous-mêmes comme à tout ce qui nous entoure. Un sens aussi et un goût totalement inédit, comme le désirait tant Sulivan, pour le Poème de l’Évangile. C’est avec eux que je ressens le plus intensément combien nous n’avons sans doute pas encore osé laisser résonner en nous les premiers mots de cette parole qui nous fut transmise à ras d’humanité, d’arbres, de lacs, d’oiseaux et d’herbe des champs… Écoutons la voix magnifique du Poème de François Cheng : « En toute humilité, je m’oblige à une manière de vivre au ras de l’humus, sans affichage, sans étiquette… De la voie taoïste à la voie christique, il n’y eut aucun renoncement… La base et le sommet de ma création est la poésie… D’avoir été bouleversé tant de fois devant la gloire de la Création suffit à m’emplir de gratitude.» [2] Merci à Geoffroy Scrive de m’avoir ouvert cet espace de transmission poétique !
Jean Lavoué
Jean Lavoué, poète, éditeur de L’enfance des arbres, à propos de Christian Bobin, François Cheng, Maître Eckhart, Rainer Maria Rilke, Xavier Grall, Jean Sulivan…
Voyage en poésie : Jean Lavoué et Geoffroy Scrive, Le 22 août 2023 pour RCF Finistère
https://www.youtube.com/watch?v=SBJVejjqnv4
Jean Lavoué, vous êtes poète, vous êtes breton, né en Ille-et-Vilaine, non loin de Saint-Malo, vous habitez le Morbihan et nous réalisons cette émission à Brest ce 22 août 2023. Ainsi avons-nous parcouru trois des quatre départements de cette région bretonne qui vous tient à cœur, région qui foisonne de forêts. Nous reviendrons sur la forêt et sur l’arbre car vous avez créé en 2017 une maison d’édition consacrée essentiellement à la poésie, L’enfance des arbres, nom au départ issu d’un blog de poésie que vous continuez à faire vivre. Vous avez reçu en 2019 le prix Yves Cosson décerné par l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays-de-la-Loire. On peut citer aussi quelques auteurs dont nous avons eu la chance de parler sur cette antenne et dont vous êtes proche du point de vue littéraire. Je pense évidemment à Xavier Grall. On peut en citer d’autres, Jean Sulivan, Max Jacob et je pense aussi à Etty Hillesum dont nous avions longuement parlé à ce micro avec le frère Gilles Baudry de l’abbaye de Landévennec.
On va citer quelques livres récents de votre plume pour donner quelques idées de titre : « avec Jean Sulivan dans l’espérance d’une parole », « René Guy Cadou la fraternité au cœur », « Le Poème à venir pour une spiritualité des lisières », « Des ailes pour l’Ukraine » avec ce qu’il s’y passe depuis 2022 et « Écrits de l’arbre dans le soleil ».
Mais aujourd’hui, Jean Lavoué, si nous nous retrouvons, c’est pour focaliser notre propos sur deux livres : Passio Vegetalis et Écrits de l’arbre dans le soleil
Et pour introduire notre propos au sujet de la poésie, permettez-moi de commencer par ces quelques vers au sujet précisément de la poésie :Absorbant la prose du monde / La poésie nous redonne son oxygène / Et nous aide à respirer au large //L’inconnu est son royaume / Sauvage comme la nuit / Elle nous file entre les doigts // Elle n’a d’autre demeure que celle de l’homme / Du souffle qui le traverse
Il me semble que dans ces quelques vers, tout est dit. C’est-à-dire que vous focalisez votre propos sur la poésie qui absorbe la prose du monde et qui nous redonne son oxygène pour nous redonner le souffle. Est-ce que ces images de la poésie sont celles qui vous animent au quotidien : pour en lire, pour en écrire, et pour nous proposer ces vers ?
Oui, je crois vraiment que la poésie est une voie spirituelle à part entière et que cette dimension d’inconnu, de mystère qu’on trouve entre ces lignes correspond bien à ce que représente cet accueil d’une écriture poétique qui n’est surtout pas planifiée à l’avance, qui n’est pas écrite à la manière d’une prose où l’on a davantage besoin de plan justement, d’idées construites… C’est une respiration, un souffle, une association aussi d’images mais qui renvoient toutes au côté concret, incarné, charnel de notre présence au monde. Et en cela, la poésie me paraît dire quelque chose de notre essentiel, y compris spirituel.
Cela suppose aussi une certaine audace ? D’ailleurs vous l’écrivez : pour reprendre le titre de la maison d’édition, L’enfance des arbres, vous écrivez : L’enfance des arbres / C’est que nous soyons enracinés dans l’audace. Donc quelque part, c’est être alliés du souffle, d’une inspiration, pour aller de l’avant et pour ne pas hésiter à aborder les thèmes qui vous touchent et sur lesquels vous voudriez recentrer l’homme…
Ce sont des thèmes qui me touchent parfois de manière très intime comme la vulnérabilité, la maladie que j’ai pu évoquer dans certains recueils, mais aussi ce qui concerne notre humanité commune. Et c’est pourquoi la guerre de la Russie contre l’Ukraine a fait l’objet pendant plusieurs semaines d’écriture de poèmes qui ont été rassemblés dans ce petit recueil Des ailes pour l’Ukraine… Mais tout ce qui nous a touchés ensemble autour des attentats terroristes par exemple, ou aussi de la détresse de la nature et des incendies de forêts… C’est donc une poésie qui peut aussi se laisser inspirer par la « prose » du monde mais qui apporte quelque chose d’autre que ce cumul d’informations auquel on est confrontés tous les jours et à longueur de réseaux sociaux et de chaînes en continu ; La poésie vient mettre à l’intérieur de cela une sorte de souffle, de respiration, d’espoir et d’avenir, d’espérance on va dire. Il y a toujours dans ma poésie quelque chose qui se confronte à la vulnérabilité et qui va chercher les éléments d’un relèvement ou d’une résurrection, si l’on veut.
Il y a aussi pour vous l’idée d’un dépouillement. C’est ce que vous écrivez :Laissons s’accomplir en nous le feu des saisons / de dépouillement en dépouillement / Vers l’éclat du printemps// Les vents de l’automne nous appauvrissent /préparant dans nos futaies / D’ardents silences pour une jeunesse nouvelle
Alors je me dis : parlons du dépouillement ! L’automne, l’hiver des arbres… Et pour vous, qu’en est-il du dépouillement ? Est-ce que vous y accédez par la prière par exemple ?
Par la prière ou, je dirais plutôt, par la méditation. J’ai été assez marqué par la méditation chrétienne de John Main, ce bénédictin anglais. Mais c’est la source indienne de cette méditation qui m’a surtout intéressé. J’étais déjà familier par Sulivan d’Henri Le Saux. Aussi, ai-je eu le goût d’aller au-delà de cette méditation chrétienne. La source de la méditation yogique est revenue en force pour moi. J’ai eu le goût de retourner en amont, là même où John Main avait, par la fréquentation d’un sage indien, trouvé sa propre voie méditative. M’inspirant de ces voies multiples de l’Inde, je cherche, par une pratique régulière à accueillir davantage de silence intérieur tout au long de la journée, au fil des rencontres mais aussi de ma contemplation de la nature, de la marche. Cette pratique silencieuse est très présente quand je reçois les mots de la poésie. Ce n’est pas dissocié de ces temps de silence répétés matin et soir. C’est très important dans mon existence.
Cela rappelle un peu la posture d’un Ernst Jünger dont on parlait hors antenne quand il écrit « Le rebelle ou le recours aux forêts ». C’est-à-dire qu’on va chercher une inspiration pour lutter contre cet emprisonnement de notre société par la technique par le recours au naturel que sont les arbres…
C’est vrai qu’on se détourne de cette agitation mentale permanente qui est la caractéristique de notre société. Sortir de chez soi, partir dans la nature, ça équivaut pour moi à une plongée dans le silence. Alors sans doute que cette pratique méditative favorise cela mais je crois que c’est vrai pour tout être humain : on sort de cette prose, de cet ordinaire du monde dans lesquels on est plongés habituellement pour nous mettre en écoute de ce cosmos, de cette grande nature dont les arbres sont finalement des sortes de seigneurs majestueux… avec le rocher, le fleuve, la mer… et puis il y a ce surgissement des forêts et, effectivement, j’ai comme beaucoup, comment expliquer cela, cette passion pour les arbres et les forêts…
Et l’accueil du poème ?
C’est surtout une absence d'idées préconçues : pas de plan, même pas de mots avec lesquels on part… Cela se joue dans la détente corporelle de la marche. Lorsque je donne des conseils dans des ateliers d'écriture, je demande toujours aux personnes de se mettre en conditions de détente corporelle. Qi Gong, Taï chi, Yoga sont parfaits pour cela. Mais aussi la marche… On reçoit alors dans cette détente quelques mots qui vont toujours être les premiers mots d'un poème. C'est pour cela, d’ailleurs, que je ne mets pas de titre. On pourrait considérer que toutes les premières phrases de mes poèmes sont des titres puisque ce sont vraiment les premiers mots nés de la page vierge de ce moi silencieux, immergé dans cette nature et sans idées préconçues à propos de ce qui va en surgir…
Vous parlez des premiers mots d'un poème et vous l'écrivez d'ailleurs ici dans cet ouvrage Écrits de l'arbre dans le soleil : Les premiers mots d'un poème naissent toujours d'une marche / d’un silence sans pourquoi / D'une confiance secrète au soleil ou à la nuit. Et quand j'ai lu ces mots me sont venus ces mots de Rilke : « Pour écrire un seul vers… ». Est-ce que pour vous la poésie de Rilke est une source de méditation ?
Ce très beau texte est extrait, je crois, des cahiers de Malte et renvoie à la nécessité d'avoir vécu dans sa chair des tas d'expériences et de les avoir oubliées pour les laisser resurgir finalement dans l'inconnu de l'instant, là où cela nous est redonné. Et c'est bien cette expérience de la poésie : se laisser traverser par de l'inconnu qui est le plus secret et le plus vif de nous-mêmes et de ce que l'on vit à ce moment-là. C’est s'abandonner pour se retrouver… Rilke est vraiment un auteur très profond.
Je pense aussi à l'abandon quand vous dites dans ce même poème : Il nous faut tenir l’archet de l'abandon. Cet archet de l’abandon est-il celui de l'oraison parce que vous dites que chaque arbre est une leçon d’oraison ?
L'abandon, le détachement, cela renvoie pour moi à un auteur qui m'est cher : Maître Eckhart. Cette voix du silence intérieur et de la méditation est aussi voie progressive du détachement de toutes les images et de toutes les idées qu'on peut avoir sur soi-même et sur tout ce qui nous attache intérieurement à ces objets qui nous possèdent… Il y a vraiment là un chemin d'abandon et de détachement en accord avec ce moment de détente corporelle où l’on se donne le temps d'accueillir ces mots comme une sorte de journal intérieur…
D’ailleurs, ma poésie, est née comme un journal… D’abord à partir d’un deuil. A l’âge de 18 ans, j’ai perdu une sœur qui en avait 21. Pendant des années, il y a eu une tristesse de fond, puis une sorte de soleil qui est revenu dans ma vie par l’écriture d'un journal cueillant chaque éclat de l’instant. Sulivan était très présent déjà dans ma vie à cette époque-là et son écriture très poétique me percutait. Il était très proche aussi de Maître Eckhart. C’est celui-ci d’ailleurs qu’il dit avoir retrouvé avant tout en Inde à travers Henri Le Saux. Donc, très marqué par l'œuvre de Sulivan, je me suis mis à noter un peu à la manière de Jung toutes les synchronicités qui semblaient survenir dans ma vie me parlant, au plus vif de moi, d'une vie qui demeure par-delà la mort. Et la poésie est vraiment née de ces années-là d’écriture de ce journal très intime, à la limite du communicable. C’est le langage allusif de la poésie qui allait me permettre de partager cette même expérience : il y a vraiment dans nos vies du mystère donné chaque jour et qu'on peut redonner aux autres par allusion, comme ça… par un langage qui ne va pas chercher à décrire, ce qui serait quasiment incompréhensible, mais qui va plutôt évoquer ce que l'autre va pouvoir lui-même retrouver dans son cœur : une expérience intime…
Ce soleil intérieur dont vous parliez au moment de la perte de votre sœur, quelques mois ou années après, y voyez-vous ce lien qui perdure entre cette sœur et vous ?
Oui, même si pendant des années ce lien a été beaucoup plus vif, du fait notamment de ce regard que je portais sur mon quotidien. Puis il y a eu des années où l’on pourrait davantage parler d'obscurité ou de désert… mais justement l'écriture est venue petit à petit ouvrir un champ relationnel plus large où cette présence ensoleillée qui était très importante pour moi au départ et devenu beaucoup plus ténue mais peut être très agissante en fait…
Peut-être des racines en cours de croissance ?
Oui, peut-être toujours croissantes et toujours renaissantes : nos relations avec les personnes qu'on a connues et aimées sont très vivantes, très mobiles et toujours en évolution au fil de notre vie…
C'est aussi l'occasion de rappeler ce mot Jankélévitch qui disait que les morts dépendent entièrement de notre fidélité..
Oui ça je le crois aussi profondément. Oui, il faut que cela soit enraciné.
Parlons de spiritualité : je pense aux arbres figurant dans nos églises. Quand on y réfléchit des colonnes dans une église rappellent peut-être aussi de façon très lointaine dans le passé ces arbres des forêts soutenant finalement une voûte stellaire ?
Oui, ces troncs s'élancent vers le ciel. Je pense en particulier à l’art cistercien, dans son dépouillement autour de ses colonnes qui s'élèvent. Cela m’évoque tout de suite Saint Bernard qui disait qu’on apprend beaucoup plus avec les arbres qu’avec les livres. Les arbres sont très présents dans l’art religieux chrétien. D'ailleurs dans la bible et dans l'évangile aussi. Bon parfois aussi un peu étrangement malmenés par le Christ s'ils ne portent pas de fruits, mais en tous les cas, lui est le fruit par excellence sur la croix du monde et sur l'arbre du monde. Donc oui, l'arbre est vraiment un symbole spirituel et religieux très profond.
Et puis on peut penser aussi à la Genèse où la végétation a été créée avant l'homme… La nature a été témoin avant nous de ce Dieu créateur…
J'ai aimé écrire ce petit livre Le Poème à venir en mettant un « P » majuscule à Poème comme on aurait pu parler du Christ à venir dans le sens où en fait ce Poème ou ce Christ seraient l’expression de ce grand dialogue entre le cosmos et le divin. À ce titre-là, il n'y a pas que l'homme qui participe à ce grand dialogue : toute la nature s’y retrouve bien avant nous. Les théologiens protestants anglo-saxons ont créé la « théologie du process » qui exprime cette sorte de vision dialogale entre Dieu et le monde, entre Dieu et le cosmos. Et, à ce titre, effectivement, nous nous trouvons immergés dans la nature comme étant ceux qui, par la médiation du Christ ou du Poème, sommes aussi en en promotion de
Divinisation. Nous dialoguons avec le divin qui nous transforme depuis l'origine. Et finalement toute cette création, tout ce cosmos, les arbres, la végétation, les animaux et toutes les espèces qui nous entourent participent largement autant que nous à ce champ du divin…
Pourquoi, utilisez-vous parfois des majuscules, Jean Lavoué ?
Quand j'introduis cette majuscule, c'est pour renvoyer à toute la dimension transcendante et divine mais avec cette conscience vive que tout le cosmos y participe. Le divin ce n'est pas simplement une notion de transcendance d'un être supérieur qui serait extérieur au monde et à nous. C'est la totalité de l'univers créé sans pour autant basculer dans une sorte de panthéisme qu'on a pu reprocher à Teilhard de Chardin, par exemple, et à bien d'autres. Lui utilisait en fait le mot « panenthéisme », c'est-à-dire Dieu est dans tout mais n'équivaut pas à tout, comme Spinoza le suggère pour qui la nature est Dieu.
Je trouve qu’il y a une richesse à retrouver aujourd'hui dans les cultures des peuples premiers et les gens ne s'y trompent pas quand ils sont dans une quête spirituelle un peu effrénée. Ils retournent de ce côté-là des sources premières qui, elles, ont préservé le caractère sacré de la nature. J'ai tendance à penser aujourd'hui qu'on ne s'en sortira pas uniquement avec des convictions religieuses ou des prières à un Dieu extérieur, si on ne retrouve pas aussi ce caractère sacré de ce qui nous a été donné comme écrin pour vivre. On doit réinvestir de spiritualité toute cette dimension du créé. Si on ne le fait pas, on aura beau développer des tas de techniques nouvelles pour dépenser moins d'énergie, ça ne suffira pas. On a besoin, et les traditions premières peuvent nous aider en cela, à retrouver ce qu'il y a d'essentiel dans toute cette nature magnifique dans laquelle nous nous trouvons immergés mais qu'on a tendance à utiliser, à exploiter. Voilà on a à retrouver tout simplement ce caractère sacré et à le cultiver, et le pape François avec Laudato Si en a bien saisi l’enjeu.
Tout à l'heure, vous parliez, Jean Lavoué, d'aller à la rencontre de ceux avec qui vous dialoguez sur les réseaux sociaux ? Vous êtes animé par ce désir d'aller à la rencontre de l'autre, de le retrouver là où il est pour faire ce chemin ensemble ?
La poésie me paraît un vecteur important pour créer un dialogue spirituel avec un large auditoire souvent aujourd'hui assez fermé au rappel de vérités dogmatiques qui ont fait le lit de son éducation. Par la poésie, je privilégie donc une transmission spirituelle… Il y a de vraies questions qui se posent aujourd'hui sur le devenir du christianisme… mais je crois qu’il y a aussi un renouvellement profond des spiritualités par des traditions poétiques et mystiques. Si j'ai cité Maître Eckhart tout à l'heure qui est finalement loué dans des tas de traditions spirituelles différentes, c'est qu'il y a au cœur de chacune des traditions spirituelles des auteurs qui sont capables de toucher le cœur des gens. Beaucoup de personnes se sont malheureusement fermées, et il y avait sans doute des raisons pour cela avec cette manière tout extérieure avec laquelle on leur transmettait les sources sacrées. Elles ont soif aujourd’hui de les retrouver autrement et la poésie, la mystique et la méditation sont des vecteurs de cela.
Ainsi que la littérature : c'est aussi exactement ce que fait un autre poète comme Pierrick de Chermont dans son livre « les limbes » sorti il y a un an. II pose des propositions spirituelles en espérant que les gens puissent simplement déjà en discuter par rapport à cet ouvrage dans lequel il crée un lien très fort entre spiritualité d'un côté et littérature de l'autre. Il invite à la réflexion par rapport à ça et notamment en proposant des pistes ecclésiales…
La littérature a été très présente pour l’Église au XXème siècle avec de grands auteurs comme Claudel, Mauriac, Bernanos, Peguy… J'ai eu la chance, pour ma part, avec Sulivan, de trouver une source de spiritualité formidable, paradoxale, entre mystique et poésie, très incarnée, dont on n'a jamais fini d'épuiser les intuitions. Par la littérature ou par la poésie, on peut partager des intuitions fortes. Des associations qui touchent au cœur très profondément. Aujourd'hui beaucoup de personnes vont chercher à accueillir plus aisément ces sources-là, inépuisables et insaisissables, plutôt que des vérités absolues. Pas toutes bien sûr : il y a des personnes qui ont besoin de cette architecture religieuse et sacrée avec ses vérités et ses dogmes et c'est sans doute nécessaire pour elles. Mais le plus grand nombre aujourd'hui vivent ce qu’à la suite de Sulivan j’ai souvent évoqué comme un exode heureux du religieux. On prend tous notre bâton de pèlerin, on sort des grandes traditions, d’une certaine religiosité extérieure et sacrée, pour s'aventurer en terre et en désert inconnus. Pour y retrouver une écoute nouvelle de la source et je crois que c'est donné aujourd'hui un petit peu à tout le monde. Et les arts et la littérature en particulier sont des grands médiateurs de cette démarche-là.
C'est également quelque peu la démarche il me semble de Xavier Grall. Dans L’inconnu me dévore on sent qu’il veut remettre si je puis dire le Christ au centre de l'Église.
Oui, comme tout un chacun il avait ses tiraillements et ses contradictions, sa nostalgie d'une forme aussi d'église populaire et d'une religiosité qu'il avait aimée dans son enfance : les bannières, les pardons… Et puis il y avait ce modernisme consécutif à Vatican II à l'égard duquel il était finalement assez critique, tout en étant très remonté contre le cléricalisme dont il avait souffert dans son éducation. Donc, il y avait plein de facettes à sa quête religieuse : de la nostalgie, de l'anticléricalisme virulent mais surtout une quête spirituelle très imprégnée chez lui d'une forme de retour au celtisme. En cela, il avait été très marqué par son ami le chanteur et barde Glenmor qui avait fait tout un travail approfondi à la fois en théologie catholique et ensuite en découverte des aspects de la tradition celte. Je pense que ça l’a marqué profondément, un peu comme les Incas ou comme les chamanes de Sibérie, de considérer qu'il y a vraiment une dimension sacrée dans la nature. Et c’est d’autant plus fort dans cette terre de Bretagne vers laquelle Grall est revenu avec sa puissance, ses rochers, ses vagues, ses vents. Pour lui, Dieu était partout, en tout ! Voilà, c’est cela le testament qu’il veut transmettre à ses filles.
Au fond, je crois que l'humanité est convoquée aujourd'hui à un rendez-vous. Et cela, Grall l’avait saisi comme bien d’autres : soit elle continue dans la prédation, dans l'exploitation des sols et des richesses naturelles sans frein, sans fin, pour espérer une croissance toujours infinie ! soit elle réalise qu’il y a là un sacré essentiel à préserver. En cela, elle ne peut pas se contenter uniquement des grandes traditions religieuses instituées qui ont prospéré au fil des derniers millénaires mais elle doit retourner s’inspirer des traditions des peuples premiers : cette véritable vénération qu’ils ont gardé à l'égard de de la puissance et de la beauté de de cette nature… Je pense que Laudato Si nous conduit un peu dans cette voie-là…
Il me semble que les peintures que l'on peut observer dans les grottes de l'homme préhistorique expriment aussi un peu cette beauté-là…
Ces peintures-là expriment la beauté de quelque chose qui nous dépasse. L'art exprime cette dimension et ce n'est pas étonnant que les premières expressions artistiques étaient ces expressions très fines et très vivantes, très mouvantes aussi d'une nature insaisissable avec toute sa force animale…
Vous écrivez encore : Quand de lourds nuages gris s'amoncellent menaçants / Au faîte de nos vies regardons autour de nous les jeunes pousses qui espèrent… et vous finissez : De son vide absolu / La plante la plus modeste nous souffle que le monde est sauvé / Quand se taira la folie de l'homme / Peut-être découvrirons nous aussi le manque ardent qui donne vie. Alors, la question que j'avais à la fin de la lecture de ce poème c'était : pensez-vous que l'homme saura taire sa folie ou bien que sa folie faisant in fine taire l'homme, elle se taira avec lui ?
C'est vrai que les deux options semblent aujourd'hui ouvertes et possibles malheureusement. On voit que l'on frôle à nouveau ce que l'humanité a déjà approché : un risque de destruction massive que l'homme ou que certains hommes ont entre leurs mains. Et, en même temps, pour chaque humain je crois que laisser trembler et palpiter cette petite flamme de l'espérance et de la vie me paraît, quand les nuages sont noirs et menaçants, plus nécessaire que jamais. Et là on retrouve la force du silence intérieur, de la méditation, de la poésie, de la littérature, de l'art pour essayer de sauver cette petite flamme en soi.
Vous parlez de la beauté et votre propos me fait penser à François Cheng, poète évidemment, qui a écrit aussi de récents petits ouvrages sur la mort, sur la beauté, sur l'âme… Souhaitez-vous vous-même, Jean Lavoué, être un passeur, c'est-à-dire transmettre quelque chose à vos lecteurs de ce qui vous touche, de ce qui vous anime, de ce qui vous enracine ?
Oui, bien sûr, à ma mesure, par les écrits en prose ou le poème. Les essais de François Cheng, qui est avant tout un grand poète, sont aussi œuvres magnifiques de passeur et de transmission, ses romans aussi, il a joué sur toute une palette de la littérature pour toujours faire passer cette âme profonde qui l’habite, à la fois taoïste et christique. C’est ça qui est qui est très beau chez lui : il est un passeur entre ces grandes traditions ancestrales et celle du christianisme. Il renouvelle aussi ce dernier en laissant le taoïsme imprégner sa poésie et sa prose. J'aime bien cette dimension-là de retrouver le caractère sacré des traditions anciennes pour venir irriguer finalement une religion qui est toute jeune et toute naissante encore : le christianisme, très imprégné de la culture gréco-romaine où il est né, est devenu une sorte de réduction mentale par rapport à la richesse infinie du poème de l'évangile, irréductible à toutes les cultures et que toutes les cultures traditionnelles anciennes peuvent à leur tour renouveler. François Cheng le fait magnifiquement à partir du taoïsme.
Diriez-vous qu'il a, à partir de son taoïsme, laissé s'ouvrir son chemin à d'autres horizons tel un fleuve s'écoulant vers un estuaire pour comprendre cette société française dans laquelle il arrivait et cette religion chrétienne dont nous étions imprégnés ?
Oui et il le fait en l'aimant. Il ouvre cette tradition-là qui est notre culture française par l'amour. C'est un homme d'une estime infinie pour les autres et je crois qu’on peut bien lui renvoyer une très grande estime. J’ai eu la chance d'avoir de beaux échanges poétiques avec lui, échanges de recueils et de correspondances, de courriers. Je le porte haut dans mon cœur et il me l'a dit également et cela me touche beaucoup. Voici un poème manuscrit qu’il m’a adressé il y a peu : à Jean Lavoué, le poète miraculé / Tu es allé au-delà de la mort, / Tu en reviens, devenant la Vie même. / L’arbre n’est plus qu’éploiement de l’Ouvert : / Le fût, la futaie, feuillet-flamme-fruits.
Et Christian Bobin, nous n'avons pas parlé de Christian Bobin et je sais qu'il vous est cher…
Christian Bobin, c'est aussi une correspondance, un envoi de recueils régulier, un échange de de livres avec lui. Je ne l'ai jamais rencontré mais finalement je dirais un peu comme je l’exprimais pour ma sœur - je reviens à cette notion de deuil - sa mort le rend encore plus présent. Il y a quelque chose d'assez mystérieux avec des êtres comme lui qui nous ont profondément touchés par leur vie. Leur mort n'est pas une absence mais une sorte d'ouverture à une dimension relationnelle nouvelle. Cela je le vis très fort avec Christian Bobin…
Il se trouve que j'ai accompagné un ami chanteur de de la région de Marseille, Philippe Forcioli. Il s'est mis à écrire le jour où il a appris sur son lit d'hôpital à Lyon la mort de Christian Bobin. Il n’en revenait pas lui-même : toute sa vie il avait composé des chansons, parfois en roulant dans sa voiture, parfois de petits récits, des contes pleins d’esprit mais voilà qu’il m'envoie fin décembre une dizaine de textes très touchants : il y parle de son enfance algérienne, de sa mère, des infirmières et des médecins, de ce qu'il vit allongé sur son lit d’hôpital, de la souffrance… Il est mort le 16 février dernier. Fin décembre 2022, je lui ai dit que ses textes étaient bouleversants, qu’il fallait les rassembler. Il s’est alors mis a écrire tout le mois de janvier, à relire, et on a composé ensemble un petit livre que j'ai eu le temps de faire imprimer et qu'il a reçu deux jours avant sa mort. Tout cela vraiment dans la lumière de la présence de Christian Bobin. Il a fait à l’hôpital des rencontres tout à fait étonnantes au cours de ce mois de janvier : une personne en particulier qui a été très proche de Christian Bobin, très proche de Ghislaine aussi, l'amour qui traverse comme une lumière tous ses livres. Ghislaine s'est trouvée ainsi présente à son chevet par l’intermédiaire de cette amie très intime, agent de service à la clinique de la Sauvegarde de Lyon[3]. Son livre est pétri de tout cela, de ces rencontres, de cette foi au seuil de la mort… Et je me dis qu’une âme comme celle de Christian Bobin ne peut pas mourir, un peu à la manière des grands sages ou des grands saints. Je crois qu’on peut lui aussi accorder une certaine vénération parce que l’on peut recevoir beaucoup de ces êtres là aussi.
Alors finissons par Dieu, si vous voulez bien Jean Lavoué : quel est ce « Nom » qui revient dans cet autre recueil que vous publiez récemment : Passio Vegetalis[4] ?
Cela permet de dire quelques mots sur ce recueil Passio Vegetalis inspiré par l'œuvre d'un artiste graveur et buriniste du Nord Finistère, Serge marzin, très reconnu d'ailleurs dans son art. Il avait été complètement bouleversé par la manière dont on massacrait et maltraitait des arbres autour de chez lui. Ils avaient été abattus à un mètre de hauteur… Il s'est donc lancé dans une grande œuvre pendant trois années ; il a travaillé d'arrache-pied sur cette œuvre, Passio Vegetalis, qu’il a ensuite exposée à Lesneven (29). C'était en 2018. On avait alors envisagé un livre d'artistes qui n'a cependant pas vu le jour sous cette forme mais sous celle d’un recueil qui vient de paraître chez Des Sources et des Livres. Celui-ci est très imprégné de ce côté christique que Serge Marzin avait voulu donner à ce massacre des arbres qui tend aujourd’hui à se généraliser. J’ai à mon tour écrit cette suite de poèmes sur un mode christique, dans un dialogue avec le Christ, très inspiré aussi par Christian Bobin et par son « Christ aux coquelicots » ou son « Homme qui marche ». Je m'adresse donc un peu à Dieu et au Christ comme je m'adresse aux arbres. C'est pourquoi son nom est beaucoup plus présent que dans d'autres poèmes que je partage notamment sur les réseaux… J'ai été très heureux de réaliser avec Serge Marzin ce recueil parce que sa sensibilité d'artiste bouleversé par cette cause nous dit combien il est nécessaire que cette conscience s'élève en chacun de nous à propos de cette nature qui nous accueille, si belle et si malmenée… Ce petit recueil accompagne avant tout l'œuvre d'un grand artiste du Finistère
Pour finir, si je reprends ce ces trois vers qui sont au milieu de ce poème, Je donne prise à Dieu / À l'homme / Au silence mon frère, est-ce que l'homme se donne une chance en donnant une petite chance à Dieu ?
D'autant plus s’il donne une petite chance au silence à l'intérieur de lui. S’il se détache de tout ce qui l’encombre et si, peut-être, il se met à une pratique régulière de ce détachement intérieur à laquelle invitait Maître Eckhart pour laisser Dieu advenir en soi… Y compris, osait Maître Eckhart, en se détachant de Dieu pour laisser Dieu naître en soi. C’est avant tout cette naissance du divin en soi qui compte. Peut-être dans ces trois petites phrases s’agit-il à la fois d’honorer Dieu par ce silence du détachement, pour le laisser grandir au cœur de l'homme qui est finalement le Christ qui nous habite tous.
Merci, Jean Lavoué !
Jean Lavoué
L’enfance des arbres
http://www.enfancedesarbres.com/
https://www.editionslenfancedesarbres.com/
3 place vieille ville
56 700 Hennebont
Tel 07 89 98 98 28
[1] Jean Lavoué, L’allegro spirituel, L’enfance des arbres, 2022.
[2] François Cheng, entretien avec François Huguenin, la Vie, 20 octobre 2021.
[3] Philippe Forcioli, Les impromptus de la Sauvegarde, L’enfance des arbres, 2023.
[4] Jean Lavoué, Passio Vegetalis, Gravures de Serge Marzin, Des Sources et des Livres, 2023.
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