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Je poursuis mon hommage à Magda Hollander-Lafon qui vient de nous quitter en partageant ce texte qui conclut mon ouvrage « Des clairières en attente » (Médiaspaul 2021).
LA FERVEUR DE MAGDA
Une femme me bouleverse particulièrement ces jours-ci. Son grand âge la rend désormais vulnérable. Mais, à 93 ans, elle continue à témoigner d’une confiance en la Vie qui jamais ne l’a quittée. Elle m’appelle justement hier tandis que nous conversons frère Martin, Gilles Baudry, mon épouse et moi-même dans cette clairière enveloppée de soleil de l’abbaye de Landévennec, en cette chaude journée estivale. Aura-t-elle senti l’aile du papillon venu se poser sur nous telle une visitation ?
Magda connut très jeune la déréliction, la multiplication des « pourquoi ? », et jusqu’à l’abandon de son peuple par Dieu. Jeune juive hongroise, elle est déportée à 16 ans au camp d’Auschwitz. Elle se tient pourtant debout dans la boue du camp. Même quand Dieu se fait silencieux, elle croit d’une foi inébranlable en la vie qui l’habite. Elle reçoit un jour, comme une bénédiction, quatre petits bouts de pain moisis qu’une femme mourante lui tend en lui disant : « toi, il faut que tu vives et que tu témoignes »[1]. Longtemps, elle aura enfoui ce geste et ces paroles. Survivante, elle se convertit au christianisme par la grâce de rencontres autant que par une sorte de révélation à la fois linguistique et théologique : c’est en apprenant la langue française, qu’elle a un jour la révélation. Ce Verbe dont lui parle tant la religieuse qui l’a prise sous son aile, et auquel elle ne comprend rien, prend un jour toute sa force et tout son dynamisme lorsqu’elle saisit d’un seul coup que, sans lui, la phrase ne va nulle part. Qu’elle reste là, inerte, sans mouvement, sans vie. Le Verbe, c’était donc cela. Ce qui donne vie ! Ce qui donne sens ! ce qui met en mouvement ! Ce qui est le cœur battant de l’être…
À partir de ce jour, Magda s’engage dans une véritable conversion christique mais sans jamais renier pour autant la religion de ses ancêtres. Juive, elle restera. Mais avec cette Parole inouïe qui soudain a germé en elle. Jamais elle ne voit d’opposition entre le judaïsme de son enfance et le christianisme de sa vie de jeune adulte. Même si elle est consciente des barrières qui se sont dressées au fil des siècles entre l’un et l’autre. Tous deux sont constitutifs de son identité même. Mais elle doit cependant passer par une mort pour entrevoir cette voie nouvelle. Toute sa famille a disparu dans les camps. Le Dieu auquel elle croit s’est tu. Et voici qu’elle se trouve à présent seule dans un monde étranger, revenue d’on ne sait quelles ténèbres.
Combien fut radical cet abandon des croyances qui ne l’avaient pas protégée, ni elles, ni les siens, du pire. Mais avec cette tornade ravageant tout sur son passage, tout se passe comme si l’essentiel, en elle, a survécu. Un vrai sauvetage de l’être ! Le Dieu qui l’accompagnera désormais jusqu’aux rivages de sa vie est un Dieu qu’il faut aider en soi, comme en tout homme, à ne pas mourir, ainsi qu’Etty Hillesum, sa petite sœur, poète et prophète comme elle, en avait eu l’intuition fulgurante. Sa vie devient chant fraternel, hymne de confiance en la beauté de l’homme. Elle s’engage alors dans le dialogue judéo-chrétien dont elle me fait, lors de notre récente rencontre, le cadeau du secret de son être. Elle achève alors la lecture du dernier livre du Grand Rabbin de France, Haïm Korsia[2], qu’elle tient à m’offrir. Comme un passage de relais, un viatique pour la route, en m’indiquant un espace encore plus large que celui que je me plais à fréquenter à travers tous ces petits groupes « en sortie », tous ces auteurs affranchis dont j’ai fait ici le récit. Il y a plus encore : notre vie commune à préserver. La fraternité à sauver.
Le retour de certaines formes d’antisémitismes consterne Magda tout comme le Rabbin Korsia. Comment avait-on pu en revenir à cela après ce que les juifs avaient enduré et traversé au cours du XXème siècle. Toute son énergie, jusqu’à son dernier souffle, sera de témoigner pour le feu d’amour qui réside en l’homme et qu’elle oppose à toutes les formes de haine dont, lucide, elle voit malheureusement la résurgence autour de nous. Elle a beaucoup d’estime pour les femmes et les hommes de paix qui font tout ce qu’ils peuvent pour tisser des liens. Il y a quelques mois, l’archevêque de Rennes, Monseigneur D’Ornellas l’a invitée à venir témoigner devant l’ensemble des évêques du Grand Ouest réunis. C’est là pour elle le combat essentiel : témoigner à temps et à contretemps pour une humanité réconciliée, pacifiée.
Voici une trentaine d’années, ce sont les propos négationnistes d’un homme politique d’extrême-droite, collaborationniste notoire dont il est inutile de rappeler ici le nom, déclarant sur une radio qu’à Auschwitz on n’avait gazé que des poux, qui la fait sursauter et se dresser dans une sainte colère. Elle, qui a tu tout au long des années, y compris à ses propres enfants, afin de ne pas les écraser par ce poids de souffrance, ce qu’elle a vécu dans le camp, ressent l’urgente nécessité de témoigner. Tout revient d’un coup. La détresse et la compassion. L’agonie et la vie plus forte que la mort. Et cette petite poignée de pain tendue par cette femme qui lui donne ainsi sa vie. C’est alors qu’elle écrit son bouleversant livre de témoignage[3]. Depuis, elle ne cesse plus de parler. De s’adresser à tous ceux qui ne doivent pas oublier. Et parce que, c’est d’abord vers la jeunesse qu’il faut se tourner, elle s’adresse en priorité aux enfants et adolescents des écoles. Sans jamais leur asséner la brutalité et la douleur de son témoignage mais, au contraire, en partant toujours de leurs questions, en mesurant ce qu’ils sont capables d’entendre et de recevoir ce jour-là.
Comme Etty Hillesum, ou encore Christiane Singer, Magda Hollander-Lafon fait partie de ces femmes qui, du fond de la détresse, laisseront grandir en elles une parole d’amour capable de faire fondre toutes les banquises de violence et de haine. En 2016, je leur consacrai un livre. Je voyais en elles comme des phares de la tendresse de Dieu[4] en un monde qui, bien que se détournant de lui, voyait de plus en plus se lever en son sein des témoins, et particulièrement des femmes, des amoureuses, éprises de la vie. Elles laissaient grandir en elles une force divine, étrangère à toutes les barrières entre confessions, à toutes les hostilités au nom de Dieu, tournée vers le don et vers chaque être, poreuses à cette sorte d’unité foncière qui se fait dès lors qu’on se tourne vers le bon, vers le vrai, vers l’essentiel. Un amour étranger à toutes formes de pouvoir, à toutes formes de bannières et de croisades. Finalement éloigné de tout ce qui survivait encore d’une certaine représentation idolâtrique de Dieu dans un monde qui se serait dépouillé de toutes les violences dont il était autant la cause que l’objet.
En ce jour où je lui rends visite, Magda est allée tremper ses pieds nus dans la mer. C’est pour elle une autre manière de communier avec la vie qui est mouvement perpétuel. Une manière aussi de marcher vers cet universel auquel tous aspirent, se trompant cependant bien souvent de combat, voyant l’unité à portée de main d’un égo qui refuse de se débarrasser des apparences ? Chacune de ces femmes a traversé les illusions qui nous font tant souffrir. La mort n’est pas pour elles un obstacle, mais elle est devenue chemin. Leur vie offerte continue à se donner comme elle s’est donnée tout au long d’un chemin de vie semé d’embûches, de drames et de risques mortels auxquels cependant leurs âmes ont survécu. Elles ne se sont pas dérobées. Elles se sont laissé buriner par la souffrance sans jamais changer en haine l’or de leur amour. Et c’est pourquoi elles vivent et demeurent dans le cœur de tant de personnes. Magda s’est formée au métier de psychologue. Mais chez chacune de ces femmes, on sent bien que c’est d’une autre psychologie que celle enseignée sur les bancs de la faculté dont il s’agit. Surgie du tréfonds de l’être, une voix s’est emparée d’elles, une parole dont elles ont fait du pain pour les multitudes. Elles aussi ont revêtu le Christ, et cela prend des formes tellement éloignées de ce qu’on avait cru jusqu’alors être la stricte doctrine et la pure orthodoxie. C’est ce corps donné pour tous qui est devenu le lieu de leur accomplissement.
Magda est sensible à la poésie. Sa fille Élisabeth m’a invité, en ces temps où l’épreuve de l’âge et de la maladie s’est faite plus présente, à la rejoindre par quelques mots venus du cœur. C’est ce petit chemin de proximité et d’accompagnement que j’ai ainsi laissé se dessiner pour elle, un matin, au réveil :
Quelle aube se prépare, chère Magda,
Bergère du courage,
Familière de la joie ?
Au jardin de ton cœur
Les arbres sont en fleurs
Et les roses jubilent !
Tous ces jeunes fervents que tu as su convaincre
Sont là qui te saluent.
La vie l'emportera sur les ombres tenaces :
Comme toi ils se tiendront, courageux et debout,
Enracinés dans la confiance,
Pleins d'audace pour le jour qui vient.
Tu peux garder ton âme dans la paix,
Tout ce que tu as semé germera
Dans l'âme de ce monde :
Ta foi et ta tendresse,
Le feu de l'espérance.
Tu rejoins tant d'amis, d'amies qui te devancent,
Etty dont le chant reste à jamais gravé
Au fronton de nos nuits,
Christiane dont les derniers fragments
Brûlent en nous d'une flamme qui ne s'éteint pas.
Nous sommes là silencieux,
Nos mains posées sur les paumes de ton amour.
Nous sèmerons avec toi les graines de la vie,
Nous ne lâcherons rien de l'affectueuse vigilance,
Cet élan généreux que tu nous as appris,
Nous laisserons croître en nous tout ce qui ne meurt pas,
De tout notre être, nous servirons avec toi
Les promesses du matin.
[1] Magda Hollander-Lafon, Quatre petits bouts de pain, Albin Michel, Réédition 2013.
[2] Haïm Korsia, Réinventer les aurores, Librairie Arthème Fayard, 2020.
[3] Magda Hollander-Lafon, Quatre petits bouts de pain, op. cit.
[4] Jean Lavoué, La vie comme une caresse, Dieu nous sauve par sa tendresse, Médiaspaul, 2016.
Jean Lavoué, Des clairières en attente, Mediaspaul 2021, https://www.lavie.fr/idees/chroniques/des-clairieres-en-attente-une-metaphore-des-chretiens-en-exode-73747.php
Photo : Magda Hollander-Lafon est décédée à Rennes, dimanche 26 novembre 2023, à Rennes où elle résidait depuis 40 ans. (©Arnaud Loubry/Rennes, Ville et Métropole)
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