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vendredi 1 décembre 2023

 

C’est aujourd’hui le jour de l’au revoir à Magda en l’église Saint-Augustin de Rennes où je me rendrai pour 14h30. Voici un dernier témoignage à son sujet. Ce texte, écrit suite à une conférence qu’elle avait donnée chez les amis Chantal et Philippe Dufief de la librairie « Quand les livres s’ouvrent » de Lorient, a été publié en 2016 chez Mediaspaul dans mon ouvrage « La vie comme une caresse : Dieu nous sauve par sa tendresse ».

JL 01/12/23





Madga Hollander-Lafon,
le partage du pain de Vie


A chaque minute, chaque seconde, Magda rend grâce à la vie. Magda n’est pas heureuse : elle est joyeuse ! Elle n’oublie pas de quel enfer elle vient. Mais elle a décidé d’en faire, une fois pour toutes, le terreau d’une gratitude, l’humus d’un amour pour chaque être humain. Le lieu sacré d’une reconnaissance pour ce qui en l’homme passe l’homme. Pour ce reste d’humanité qui ne peut pas mourir, même dans les circonstances les plus extrêmes, les plus désespérées.
Magda, dans deux petits livres de feu, a donné son témoignage[1]. Elle dévoile le fruit de ce qui en elle a survécu, s’est déployé, au fil des années, en une immense cantate de gratitude et d’amour. De plénitude de vie ! Elle ne décrit pas l’enfer. Elle raconte. Elle fait le récit de ses métamorphoses. Elle dit comment elle s’est laissée transformer et comment la mémoire, par bribes, lui est peu à peu revenue. Parfois par fulgurance. Tel ces quatre petits morceaux de pain moisis qu’une main de miséricorde lui a un jour donnés. Et la voix de la femme qui accompagnait ce don, et cette main tendue, disaient très fermement en cet instant retrouvé de douceur et de grâce : « mange et tu vivras ! Il faudra que tu racontes ce que nous avons vécu ici pour que plus jamais le monde ne connaisse cela ! » C’est d’un rêve que ce morceau de réel a jailli, d’une déchirure dans la toile obscure du temps : cet éclat de lave brute, enfouie dans la chair du souvenir. Et c’est alors que la colère qui la tenait encore parfois à l’égard de certains propos inconscients qui pouvaient nier ce qui était arrivé à son peuple, ou pire encore, le justifier, s’est subitement transformée en joie ! Depuis, Madga a fait de cette brûlure du soleil sur son cœur un viatique pour toutes les traversées à venir.
Magda transmet aux jeunes, aux adultes, à tous ceux qui veulent bien venir l’écouter, cette joie réconciliée, cet amour incandescent qui se sont peu à peu emparés d’elle. Et aussi ce burinage de ses peurs, de ses culpabilités. Elle invite chacun à se laisser ainsi défaire de tant d’entraves, de tant d’obstacles à la vie ! Pourquoi moi vivante quand tant d’autres furent par millions engloutis ? Quand des visages proches, tendres ou bien durs, épousant la même courbe des jours, le même terreau d’épreuves, la même densité de souffrances inassimilables, furent à jamais effacés !
Elle ne juge pas. Elle ne condamne pas. Elle sait qu’elle aussi, il lui fallut parfois se faire complice du mal pour échapper au mal. Dérober ici ou là à d’autres la nourriture essentielle à sa survie… Car c’est avant tout sur elle qu’elle dut compter, demandant à son corps, le priant, le suppliant parfois, de la soutenir en toutes circonstances. Se parlant ainsi, chaque jour, elle sut mettre à distance ce qui aurait pu l’anéantir. Comme elle parla à Dieu aussi ! Engageant un véritable combat avec lui : lui adressant tous ces reproches ; lui faisant part de tant d’incompréhensions…
Puis, ayant survécu, étant sorti de cet abîme, elle continua à le chercher en toute main, en tout visage, en tout sourire, en toute parole d’humanité qui se donnerait la caresse de la Vie. N’est-ce pas son principe de Vie qu’elle désirait par-dessus tout, son Verbe, son Germe créateur ? Pas des explications, pas des théories ! C’est ainsi qu’elle découvrit le Christ... Au fil d’une longue explication grammaticale où elle cherchait à se familiariser avec la langue française et où elle faillit abandonner, elle finit par comprendre, en un éclair, que Verbe, Il était avant tout le soleil de la phrase, son rythme et sa musique, sans lesquels aucun sens ne se donnait : cœur du Poème ! Douce Visitation au sortir de ces années de doute, d’effondrement et d’errance ! Il lui avait fallu pousser tant de lourdes portes, surmonter tant d’obstacles, avant de se trouver un jour saisie par la haute tendresse d’un tel Amour !
Magda est venue le temps d’une soirée à Lorient dire sa reconnaissance à tous ceux qui ont accepté de venir l’écouter, de lui poser une question, de lui adresser un geste de connivence et d’amitié, de se laisser gagner par le feu de la rencontre. Car elle ne fait pas de conférence, n’a pas de discours tout préparé ! Elle laisse venir dans un partage intense les fruits que lui inspirent tous ces visages attentifs, ces regards confiants, ces interrogations secrètes, ces vies qu’elle sent, à chaque instant, chaque seconde, capables, tout comme la sienne, de basculer : riches d’insurrection, de retournements, d’abandons confiants, d’élans bouleversés !
Ainsi de cette femme dont la mère connut, elle aussi, la geôle nazie. Dans un autre camp que celui qu’eut à subir Magda, mais qu’importe ! L’une comme l’autre, la mère de cette femme et Magda, avaient le même âge quand elles furent internées : 16 ans. Et si Magda par la suite ne parla guère à ses enfants, ne trouvant pas les mots pour dire ce qu’elle avait subi, ne voulant pas non plus les écraser du poids de cette nuit, cette autre femme, elle, choisit pour confidente, parmi ses autres enfants qui furent préservés, l’une de ses filles : précisément cette femme qui se tient là parmi nous ce soir et s’adresse à Magda, tellement remuée par sa parole, son rayonnement, sa présence même. Il lui fallut alors, témoigne-t-elle, porter elle-même et transmettre, sans le vouloir, à ses propres enfants, voire à ses petits enfants, certains des démons que sa mère lui laissa entrevoir… mais, à travers plusieurs thérapies, nous confie-t-elle, elle fit ce travail d’apaisement intérieur pour elle et pour tous les siens ; pour sa mère aussi. Ses proches le poursuivent… Ce dont Magda l’honore et la gratifie… Ce même travail que Magda dut faire de son côté pour elle-même… Et qui n’a pas de cesse…! Et l’on sent, à cet instant, passer entre nous ce baume de tendresse déposé sur tant de plaies dont ces femmes sont les vivantes messagères, témoins pour aujourd’hui : ces femmes portant les onguents et les aromates pour oindre le corps de Celui qui les sauve. Ces femmes qui se sont réconciliées avec leurs propres blessures, avec celles qu’on leur infligea. Ces femmes qui ne se posent jamais la question du pardon dans l’absolu, tournées vers la face inaccessible, étrangère et méconnaissable de leurs bourreaux. Mais d’abord vers elles-mêmes et vers les mille facettes de leur propre culpabilité, de leurs refus de vivre, de leurs peurs qui tenaillent : tous ces obstacles à l’insurrection intérieure et à cette brisure de la pierre obstruant leurs tombeaux. C’est de cette résurrection là dont nous sommes témoins en écoutant Magda, petite sœur du Christ, mais tout autant, et peut-être avant tout fille de son peuple, portant à tout jamais en son cœur mémoire de l’Eternel !
Magda fait confiance à la jeunesse du monde comme elle fait confiance à tout cœur se laissant toucher, à tout regard traversé par le souffle d’un amour. Et c’est elle désormais qui voit le monde avec ces yeux gagnés par la lumière d’un jour qui ne finit pas.
C’est matin de Toussaint tandis que j’écris ces mots de reconnaissance. Et c’est vraiment l’aube pour ces femmes que nous portons au cœur et qui se rendent dans le jour à peine frémissant vers la fontaine de leurs amours. Elles savent qu’elles y gagneront des frères. Elles ne verront pas d’autres anges, pas d’autre jardinier que ce peuple de pauvres qui se laisse redresser par la flamme de leur foi. Alors elles vont sans peur par le monde porter leur parole de tendresse et de feu. Elles se laissent appeler par tous ceux qui n’ont pas vu ce qu’elles ont vu mais font confiance à la lumière qui brille dans leur regard. Elles sont les femmes du matin de la Résurrection. Femmes du jour sans fin. Femmes de la haute tendresse portant en tout lieu le parfum de leur amour et la caresse de leur joie.




[1] Magda Hollander-Lafon, Quatre petits bouts de pain, Albin Michel, 2012.
Souffle sur la braise, Cerf, 2013.





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