Le Dieu des grands chemins n’a que faire de l’assistance de nos sociétés - ni de leurs réductrices certitudes, l’enfermant dans les temples, sécurisant « sa vérité » dans les concepts, la contenant dans les rites - lui qui se cache dans le claquement d’ailes d’un papillon. » Pierre Magnard en dialogue avec Christian Bobin, La marche à l’étoile…
Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il nous est possible de sauver en cette époque et c’est aussi la seule chose qui compte : un peu de toi en nous, mon Dieu.
Etty Hillesum
Pour qu’au grand vent de nos déroutes
Nous reprenions chaque nuit
Notre marche à l’étoile
Pour protéger en nous
La petite flamme vacillante de l’espérance
Le calme éclat lumineux des matins…
JL 8/01/24
La marche à l’étoile
En ces temps d’Épiphanie, fête de la manifestation d’un Dieu qui se cache au grand vent de la nuit, je vous propose ce dialogue lumineux entre Christian Bobin et son professeur de philosophie, Pierre Magnard. Le poète ne poursuivit pas bien longtemps ses études de philo à la fac de Dijon et très vite les rôles s’inversèrent : le professeur de La Sorbonne, auteur d’ouvrages reconnus notamment sur Pascal et Montaigne, se référera sa vie durant à Christian Bobin comme au poète inspirant et à l’ami. C’est ce qu’il révèle dans le très beau texte qu’il lui consacre en 2019 dans les Cahiers de l’Herne : « La marche à l’étoile ». L’un et l’autre se retrouvent en grande connivence dans leur passion commune pour un Dieu buissonnier…
JL
« Dieu, c’est le nom de quelqu’un qui a des milliers de noms, écrit Bobin dans Souveraineté du vide. Il s’appelle silence, aurore, personne, lilas, et des tas d’autres noms, mais ce n’est pas possible de les dire tous, une vie entière n’y suffirait pas et c’est pour aller plus vite qu’on a inventé un nom comme celui-là, Dieu, un nom pour dire tous les noms, un nom pour dire quelqu’un qui est partout, sauf dans les églises, les mairies, les écoles et tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une maison. Car Dieu est dehors, tout le temps, par n’importe quel temps, même l’hiver, et il s’endort dans la neige et la neige pour lui se fait douce, elle ne lui donne que sa blancheur avec quelques étoiles piquées dessus, elle garde pour elle la brûlure du froid. Dieu n’a pas de maison, il n’en a pas besoin et d’ailleurs lorsqu’il voit une maison, il ouvre les portes, déchire les murs, brûle les fenêtres et c’est tout qui entre avec lui, le jour, la nuit, le rouge, le noir, tout et dans n’importe quel ordre, et alors, et alors seulement, les maisons deviennent supportables, alors seulement on peut les habiter, puisqu’il y a tout dedans, le soleil, la lune, la vie très folle, la douceur très grande de la folie, les yeux pervenche de la folie. Et Dieu repart ailleurs, toujours ailleurs : à force de traîner les chemins, de s’endormir partout, dans les sources, dans les fougères, dans le nid des mésanges, ou dans les yeux des tout-petits, Dieu a une drôle d’allure, vraiment. Lorsqu’il n’ouvre pas toutes grandes les portes, Dieu ne fait rien. Ce serait là son métier : ne rien faire. C’est un métier très difficile, il y a très peu de gens qui sauraient bien le faire, qui sauraient ne rien faire. Dieu, lui, fait cela très bien. De temps en temps, pour se reposer, il s’arrête de ne rien faire : alors il fait des bouquets ; il cueille toutes les lumières du monde, même celle des orages, et des encriers, il en fait des bouquets mais ne sait à qui les offrir. Ou bien il met un coquillage tout contre son oreille et il écoute et c’est comme un flocon dedans son cœur, un tourment d’écume, le premier âge de la mer, l’immensité de la mer dedans son cœur et Dieu se met à rire et Dieu se met à pleurer, parce que rire et pleurer, pour Dieu c’est pareil, parce que Dieu est un peu fou, un peu bizarre. Et si on lui demande ce qu’il a, il dit qu’il ne sait pas, qu’il ne sait rien, qu’il a tout oublié le long des chemins et qu’il a perdu la tête, perdu son ombre, qu’il ne sait plus son nom. Et puis il rit, et puis il pleure, et puis il s’en va, et il s’en vient, et c’est le jour, et puis c’est la nuit, et puis voilà, c’est toujours comme ça, toujours, chaque jour. » Christian BOBIN,« Souveraineté du vide » (Ed. Folio 2680) pages 40-41
Après avoir cité les premières lignes de ce texte, Pierre Magnard poursuit dans sa « marche à l’étoile » :
« Veiller c’est vivre dans l’attente de Dieu, de ce Dieu qui est partout et nulle part, dont la présence d’absence est ce qu’il y a de plus tenace et de plus insaisissable, de plus obsédant et de plus évanescent… Un Dieu à tous les vents, dehors par tous les temps, on l’a voulu abriter, mettre en sécurité comme un trésor temporel, parce qu’on l’a senti infiniment fragile et menacé, mais il est dehors tout le temps et par tous les temps, perceptible à ceux qui auront l’audace de « désabriter la vérité » qu’on a cru devoir loger dans tant de réductrices certitudes, l’enfermant dans les temples, la sécurisant dans les concepts, la contenant dans les rites. Le Dieu des grands chemins n’a que faire de l’assistance de nos sociétés, lui qui se cache dans le claquement d’ailes d’un papillon. » Pierre Magnard, La marche à l’étoile, Cahiers de L’Herne, Bobin, 2019, pages29 à 33
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