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jeudi 18 juin 2020














Voilà le genre d'histoires qui se racontent dans les livres de Jean Sulivan. Je me suis mis à rassembler des coups de cœur de lecteurs à l'occasion des quarante ans de sa disparition. Une cinquantaine. Le livre paraîtra à l'automne à L'enfance des arbres. Avec quelques autres... Après Cadou, la clairière du confinement a ouvert d'autres voies : "Le temps qui m'est donné, que l'amour le prolonge..."

J.L. 18 juin 2020 



QUE PEUT-ON BIEN ATTENDRE D’UN HOMME CONTENT ? 

Runy habite un quartier ouvrier promis à la déconstruction, aux entours de la ville. Une maison avec une cour dans laquelle se promènent quelques poules, trois canards, une chèvre qui vient d’avoir deux chevreaux. Les chevreaux grimpent les trois marches de la maison et bondissent, galopent avant de freiner brusquement pour ne pas se heurter à la murette. Le toit plat supporte des cageots de terre où poussent des poireaux, carottes, radis, haricots verts. Une ferme miniature parmi les prolos.

Runy cependant n’est pas sans qualification. Métreur chez un architecte vaguement complice il ne travaille que la moitié de l’année. Vers le milieu du printemps il part pour l’Ardèche s’amuser à remuer la terre. La hiérarchie ni le niveau de vie ne l’intéressent guère. Imaginez qu’il a convaincu ses riches parents de lui signer un refus d’héritage. Est-ce ainsi que l’on dit ? Est-ce que ça existe seulement ? Qu’importe ! Le monde renversé ! 

Un temps cependant, au sortir des écoles où il avait été dompté au vouloir paraître et à la concurrence, il avait été possédé par la foi économique et sociale. Voici ce qui était arrivé. Il ne l’a pas cherché. C’est arrivé. 

Dessinateur dans une grande entreprise, il gagne bien, les voies promotionnelles lui sont ouvertes, il se repose sur son importance. Un nouveau directeur est nommé, qui se tait pendant trois mois. Un homme exceptionnel. Après quoi il convoque ses quarante-trois cadres, un à un. Quelque chose comme ceci : 
— Cigarette ? Votre femme, vos enfants ? 
Gentil, amical, le petit directeur. Et juste au dernier moment, quand la douce chaleur de la fraternité vous inonde l’âme : 
— Êtes-vous content de votre situation ? 
— Oui. 
— Ne me répondez pas pour me faire plaisir, dites-moi la vérité. 
— Oui. 
Éliminé. Il en a sorti vingt-sept. Comprenez bien, un homme content, il n’y a plus rien à attendre de lui. Il nous faut des captateurs, des avides, c’est la guerre... Il aura perdu beaucoup d’argent avec les indemnités.
Décidément vous n’y êtes pas. Il a embauché de tout jeunes gens, beaucoup moins payés, et d’autres à temps partiel, tous donc bien à la main. 

Runy ne lui en veut mie au jeune patron. Il le bénirait presque, puisque c’est par lui que lui est venue l’ « illumination ». 
Les gens du quartier rendent visite à Runy, regardent les bêtes, la naïveté des légumes, leurs couleurs vives comme s’ils venaient du fin fond d’une campagne. Les enfants à certaines heures s’assemblent, galopent et rient avec les chevreaux. 
Un syndicaliste, chef d’atelier, et qui est quelque chose de très important dans le syndicat, passe parfois, l’air rêveur. Le voici un dimanche matin. 
— Ça, on ne peut pas dire que tu sois un militant, Runy, ça non, tu serais plutôt du genre démobilisateur, et pourtant, des fois, je me demande si tu es en retard sur ton temps ou en avance. Tu es ce que tu es. Nos militants, tu vois, sont de braves gars mais qui n’ont que quelques idées en tête, des slogans. Il leur manque l’imagination et l’humour. 
Runy ne savait pas qu’un syndicaliste pouvait parler ainsi. Ça lui a fait chaud, une seconde. 

Que voilà une expérience qui n’est guère universalisable. Elle est donc sans importance. N’allez pas vous imaginer que je donne Runy en exemple à quiconque.

Jean Sulivan. Matinales 2. La traversée des illusions.









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