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lundi 31 janvier 2022

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Dans sa série hebdomadaire « Je ne serai pas arrivé là si… », le journal Le Monde consacre ce week-end un beau portait à Véronique Margron. Celle-ci a joué un rôle de premier plan, en tant que présidente de la conférence des religieux de France, autant dans la saisine que dans le suivi des préconisations de la commission Sauvé. Elle évoque notamment avec humilité dans cet entretien son enfance rude et solitaire dans un milieu familial très éloigné de la religion, puis sa profession d’éducatrice à la Protection Judiciaire de la Jeunesse (expérience que je partage avec elle pour avoir exercé également une dizaine d’années dans cette direction du Ministère de la Justice avant de rejoindre le secteur associatif de la protection de l’enfance…) Sa rencontre avec Xavier Thévenot auquel elle rend ici un vibrant hommage va orienter ensuite toute sa vie intellectuelle et ses engagements dans le domaine éthique. À l’écoute depuis longtemps de victimes d’abus, elle s’est trouvée particulièrement à sa place pour faire face avec courage et responsabilité à la question de la pédocriminalité dans l’Église catholique…

JL








Entretien

Véronique Margron : « J’ai toujours eu conscience que le désir de vivre n’allait pas de soi »

Par Solenn de Royer, Le Monde 30 janvier 2022

« Je ne serais pas arrivée là si… » Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. La religieuse revient sur les origines de sa vocation et sur le « choc » des révélations du rapport Sauvé sur la pédocriminalité dans l’Eglise.

Docteure en théologie morale, première femme élue doyenne d’une faculté de théologie, Véronique Margron se consacre depuis plusieurs années à l’écoute des victimes de violences sexuelles au sein de l’Eglise. Egalement présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France et provinciale des sœurs dominicaines de la Présentation, elle a participé à la mise en place de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, présidée par Jean-Marc Sauvé, qui a remis son rapport cet automne. Visage compatissant de l’Eglise, la théologienne dénonce « la faillite » des institutions catholiques et la dimension systémique de ces crimes.

Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’avais pas rencontré un immense théologien, Xavier Thévenot [1938-2004], quand j’avais 25 ans. C’est avec lui que j’ai commencé la théologie. Il était féru de sciences humaines, était un grand lecteur de Paul Ricœur et considérait que la théologie ne devait pas être un discours plaqué mais qu’il fallait d’abord se mettre à l’écoute du réel. Il nous enseignait la théologie morale en tricotant des histoires particulières, inspirées des récits de tous ceux qu’il recevait, notamment de nombreux homosexuels, pour les besoins d’une thèse, qui portait sur les homosexualités masculines. Cet homme était à la fois profondément dans l’Eglise, il était prêtre, salésien de Don Bosco [une congrégation cléricale], théologien, et à la fois sur le seuil, prêt à recevoir et écouter ceux dont la vie était malmenée. Il se trouvait à une jointure. De mon côté, je venais d’entrer dans la vie religieuse, alors que j’étais issue d’un milieu profondément agnostique, et je travaillais au ministère de la justice, avec des mineurs en danger. Il y avait une forme d’écart des mondes. Il m’a aidée à faire le trait d’union. J’ai compris que je pouvais à la fois écouter des vies bouleversées et lire saint Thomas d’Aquin. Cette rencontre a été décisive.

A quoi votre enfance a-t-elle ressemblé ?

Je suis née [en 1957] à Dakar, où j’ai grandi avec ma mère et mon frère. Une famille étroite, au sens propre. J’étais une enfant timide et solitaire. Ma mère était fonctionnaire au rectorat. Je n’ai jamais su si elle y avait rencontré mon père ou si elle l’avait rencontré avant et qu’elle l’avait ensuite suivi en Afrique. Cela fait partie des secrets de famille qu’elle a emportés avec elle. Nous sommes rentrés en 1961, un an après l’indépendance du Sénégal, avons vécu un temps à Orléans, avec mes grands-parents. Mon grand-père était ouvrier à l’usine ; ma grand-mère, couturière. Je crois que mes parents se sont séparés avant que nous rentrions d’Afrique, mais ce n’est pas très clair. Mon frère et moi ne posions pas de questions.

Quels souvenirs gardez-vous de votre père ?

Aucun. Seulement de ma mère, qui pleurait souvent. Est-ce parce qu’elle était séparée de notre père, qu’elle avait dû rentrer en France, ou est-ce parce qu’elle élevait seule deux enfants ? Je ne sais pas. Elle a passé des concours internes à la force du poignet, travaillait beaucoup, était souvent fatiguée. Ce n’était pas facile. J’ai peu de souvenirs d’amis venant à la maison. Nous vivions comme dans une bulle. A 10 ans, j’ai découvert un courrier annonçant la mort de mon père. J’ai refermé cette lettre et n’en ai jamais parlé à quiconque. Dans notre appartement, à Orléans, il n’y avait que deux chambres, une pour mon frère, une autre pour ma mère et moi. Je me souviens de nuits entières passées à la regarder dormir en me demandant ce qu’elle pensait, ressentait. Je ne comprenais pas qu’elle n’ait montré aucune émotion après avoir reçu cette lettre. Ma mère était comme un granit, impossible à pénétrer. Une femme d’un mystère absolu.

Devenue adulte, n’avez-vous jamais essayé d’en savoir plus ?

Non. Par crainte de ce qu’on trouverait, par pudeur, ou pour la protéger, même si on ne savait pas de quoi. C’était une femme très forte, digne, qui a fait face toute sa vie, mais je ne voulais pas risquer qu’elle s’effondre. Plus les années ont passé, plus c’était compliqué d’en parler. Finalement, on a respecté son silence. Peu avant 40 ans, j’ai eu besoin de m’approprier un récit et mené une enquête. J’ai retrouvé des traces de mon père. Il était représentant de commerce et avait de la famille en Haïti. Il est mort à Paris, très seul.

Comment vous êtes-vous échappée de cette atmosphère familiale pesante ?

J’ai fait beaucoup de sport, du handball. Et je partais tous les étés dans des camps de vacances à Barcelone, organisés par une association orléanaise. Un bol de liberté inouï ! Je quittais enfin mon univers étriqué. Vers 16 ans, je suis devenue monitrice, ce qui m’a forcée à sortir de moi-même. Je me suis liée avec la responsable de ces séjours linguistiques, Anna, une femme formidable, originale, drôle, nous parlions des heures entières. Elle m’a aidée à respirer, j’en avais besoin. Avec le recul, je découvrais que ma mère, mystérieuse et volontaire, aimante, pouvait aussi se montrer autoritaire et possessive. Ne plus vivre sous son regard a été une libération. Il se trouve qu’Anna était très croyante, sans faire de prosélytisme. Je ne comprenais pas mais je trouvais ça beau. Ou plutôt que ça sonnait juste.

Vous partez ensuite à Tours faire des études de psychologie.

Oui, et je voulais être autonome, donc j’ai travaillé. A l’époque, on pouvait être institutrice remplaçante avec le bac. J’ai été nommée dans des « classes de perfectionnement », avec des enfants difficiles. J’y ai passé deux ans, tout en étudiant la psycho. Puis, j’ai passé le concours de la Protection judiciaire de la jeunesse. Mon métier d’éducatrice auprès de jeunes délinquants m’a passionnée. J’ai toujours aimé essayer de comprendre l’autre et tenter de combattre la fatalité. Avec ces jeunes en échec, c’était compliqué, mais c’est ce qui me motivait. Les histoires dures ne sont pas condamnées à se reproduire !

Comment votre vocation religieuse intervient-elle ?

Pas dans une église, derrière un pilier ! Je viens d’un milieu très loin de la religion. Je n’y connaissais rien mais j’avais des amis étudiants très croyants. Un dimanche, je devais faire des photocopies. Ils m’ont emmenée chez des sœurs dominicaines qui tenaient un lycée à Tours. Ces femmes m’ont touchée. Un peu comme avec Anna, j’avais l’impression qu’elles étaient à leur juste place. Elles travaillaient, étaient insérées dans le monde, ne tenaient pas de grands discours. Et en même temps, je pressentais que c’était profondément des femmes de foi, par la qualité de leur écoute et de leur attention, leur façon simple de parler de Dieu et de ce qu’elles vivaient. Elles étaient à la fois pudiques et singulières. Je sentais aussi chez elles, et dans cette congrégation religieuse, un grand attachement à la liberté. Je les ai vues beaucoup, puis j’ai quitté Tours pour Orléans. Où, plus tard, je les ai retrouvées !

Comme cela ? Par hasard ?

Complètement ! Entre-temps, elles avaient fondé une communauté à Orléans, dans une HLM près de la gare. Je traversais un pont, et suis tombée sur l’une des sœurs, c’était incroyable ! Elle m’a invitée à revenir les voir. Je leur ai demandé de vivre un temps chez elles. Je voulais comprendre de l’intérieur ce qu’était leur vie. Voilà, au départ, il y a une rencontre fortuite : la vie ne tient parfois qu’à un fil ! Au cours des années précédentes, j’avais fait quelques séjours dans des monastères, notamment chez les bénédictins de la Pierre-qui-Vire. J’ai été saisie par le silence, la densité, il y avait quelque chose d’apaisant, de l’ordre du repos. J’y trouvais des visages bienveillants et approchais ainsi la vie religieuse, qui est une forme de simplicité, d’unification. Ces hommes étaient l’envers de la dispersion. Cela a fait écho chez moi.

Pourquoi ?

Je me posais beaucoup de questions sur le sens de l’existence. J’ai toujours eu conscience, peut-être au contact des jeunes en difficulté que je côtoyais en tant qu’éducatrice, que la vie, le désir de vivre, n’allait pas de soi, qu’il fallait qu’il soit aiguillonné, nourri. Qu’est-ce qui fait qu’on se lève tous les jours, qu’on mène des projets, qu’on fait des efforts pour réussir ? Qu’est-ce qui tient tout ça, lui donne du goût ? C’était des questions lancinantes. La rencontre de ces sœurs m’a aidée à trouver des réponses. Surtout, j’ai eu le sentiment d’être chez moi. Quand je suis partie faire mon noviciat à Tours, j’avais 23 ans.

Comment votre mère a-t-elle réagi ?

Mal. Un monde s’est écroulé. Elle qui s’était tant battue pour son autonomie, elle avait l’impression que je devenais dépendante d’autres, une régression. Nous ne nous sommes pas parlé pendant des mois. Elle est quand même venue à mes vœux, mais a pleuré sans arrêt. Mes amis éducateurs sont venus aussi. Au début, ils étaient inquiets. Ils me disaient : « Tu entres dans une secte ! » Mais, à force de venir me voir, de parler avec les sœurs, ils ont compris.
Parallèlement à votre vie chez les dominicaines, vous enseignez aussi la théologie…
J’ai fait dix ans de théologie. Et une thèse sur le sentiment de solitude. Dans la souffrance ou les grands bonheurs, il y a quelque chose qu’on ne peut pas partager totalement avec l’autre. J’ai toujours été très marquée par le récit de Job, dans la Bible, ce cri d’incompréhension devant la souffrance et le mal qui s’abat sur lui. Il y a aussi la solitude du Christ en croix. J’ai commencé à donner de nombreuses conférences sur la bioéthique, la question de la souffrance, tout en enseignant à la « Catho » d’Angers, dont j’ai été élue doyenne.

Vous êtes la première femme doyenne d’une faculté de théologie en France… Comment en êtes-vous venue à écouter les victimes de pédocriminalité ?

Mon maître en théologie, Xavier Thévenot, qui était atteint de la maladie de Parkinson, a commencé à m’adresser des gens à recevoir et à écouter. Certains demandaient juste un accompagnement spirituel. D’autres n’allaient vraiment pas bien. J’ai reçu de nombreuses victimes d’inceste. Mais aussi des victimes de prêtres. Pour moi, ces gens avaient été victimes de salopards. Je ne faisais pas de lien avec l’Eglise. Ce n’est que plus tard que j’ai compris la dimension systémique de ces crimes, l’institution s’en était rendue complice.

Vous avez toujours reçu de nombreuses victimes. Est-ce lié, selon vous, au fait d’être une femme ?

Je ne sais pas. Peut-être y aurait-il eu plus de défiance avec un homme. J’ai surtout reçu de nombreuses victimes qui n’avaient été écoutées par personne. Elles avaient frappé à je ne sais combien de portes de religieux, d’évêques, de prêtres… En vain. Je crois que les femmes doivent prendre toute leur place dans l’Eglise, qui doit sortir de l’entre-soi. Car plus il y a d’entre-soi (qui plus est, masculin, célibataire, religieux ou prêtre, soit le sommet de l’entre-soi !), plus il y a des risques d’abus.

Cette expérience d’écoute vous a-t-elle changée ? Essayez-vous de vous protéger ?

Je ne suis pas convaincue qu’il faille se protéger. Ma règle d’or, c’est tenter d’écouter jusqu’au plus loin du possible. Devant ces récits, vous vous sentez minuscule. Beaucoup pensent qu’on ne va pas supporter, se détourner… J’essaie juste d’être là, vraiment. Avec ma chair, dans mon humanité. Cela participe de la reconnaissance du mal commis, du mal subi. La confrontation à une telle barbarie lamine de l’intérieur. J’aimerais en sortir indemne physiquement, mais c’est impossible : ce n’est pas grand-chose par rapport à ce que traversent les victimes. C’est bouleversant de constater à quel point le mal s’insinue, s’inscrit profondément, et fait des ravages, quel que soit l’âge. J’ai écouté une religieuse de 100 ans, qui avait été victime d’un prêtre à 9 ans : elle se souvenait encore de l’odeur de son agresseur…

Quel rôle avez-vous joué dans la constitution de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, la Ciase ?

En 2014, les sœurs m’ont élue provinciale, c’est-à-dire responsable de notre congrégation en France. J’ai changé de vie, suis venue à Paris. Puis, en 2016, j’ai été élue présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref). Nous étions alors en plein procès du père Preynat, et assistions à la montée en puissance de l’association La Parole libérée, qui a brisé l’omerta sur les abus sexuels dans l’Eglise. En tant que présidente de la Corref, de nombreux témoignages de personnes ayant été victimes d’un religieux m’étaient envoyés, en copie. Ils étaient d’abord adressés à des responsables d’Eglise. Le nombre de courriers reçus m’a étonnée, et il y en avait de plus en plus. Devant l’ampleur du phénomène, j’ai senti que nous n’allions pas réussir à faire face, que quelque chose de trop lourd s’annonçait. Nous avions besoin de comprendre ce qui se passait et surtout de répondre avec justesse aux victimes. C’est comme cela que l’idée d’une commission indépendante, présidée par Jean-Marc Sauvé, est née.

Le 5 octobre, en conclusion de votre discours pour la remise du rapport de la Ciase, vous avez cité Bernanos : « L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts. » Comment avez-vous réagi à ces révélations ?

La remise du rapport a été un moment très dur, un choc. Je n’avais pas de mots. Que dire, sinon éprouver un infini chagrin et une indignation absolue ? Ce rapport montrait deux désastres : celui de toutes ces vies brisées à l’intérieur de l’Eglise, et celui de nos institutions, qui ont failli à protéger les enfants, à signaler les auteurs de ces forfaits. Vertigineux ! Avoir fait dix ans de théologie, puis passé vingt ans à l’enseigner, ne pesait pas lourd face à une telle réalisation du mal commis et du mal subi. Il me restait le Livre de Job, mon compagnon de toujours, et Hannah Arendt, qui a médité sur la banalité du mal.

Comment, après cela, continuer à vivre dans l’Eglise ? Avez-vous des doutes ?

Le Christ a toujours été du côté des victimes. Mais il y a eu des moments difficiles, c’est vrai. Ecouter ces histoires si sombres, parfois inimaginables, et constater que l’institution y a été mêlée, ou n’a rien fait pour les empêcher, c’est très dur à accepter. Quoi qu’il en soit, je suis sûre d’être à ma place. Ecouter ces vies fracassées, empêchées, fait partie de ma vie, de ma foi. Il ne faut pas chercher un sens à la souffrance. Mais on peut essayer de donner un sens à ces vies qui traversent la souffrance.

 

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