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jeudi 17 février 2022

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Cadeau reçu hier de la part de Joseph Thomas à l’occasion du 42ème anniversaire de la mort de Jean Sulivan. Envie de le transmettre à mon tour. Joseph est allé dénicher dans un ancien numéro de la revue Panorama de Noël 1967 cette improbable pépite qu’avec humour Sulivan intitule de façon désuète : « Essai de sermon ». C’est en relisant les sermons du « jeune homme Maître Eckhart » qu’il faudrait imaginer la force du printemps qui se cache derrière ce titre singulier. « À propos de la peur de vivre et pour encourager à l’Espérance » est un texte long, sans doute guère compatible avec la fuite en avant que constitue souvent notre fréquentation des réseaux sociaux. Mais je sais que beaucoup font cependant leur nourriture de ce qu’ils peuvent y trouver parfois d’exigeant. On y reconnaît d’un seul trait l’œuvre et le style de Sulivan, tout l’art spirituel qui affleure à chaque page de ses livres : c’est en prenant le risque de se blesser aux ronces de l’existence que l’on se donne aussi la chance d’entendre battre les ailes de l’Espérance… 

JL




Essai de Sermon à propos de la peur de vivre et pour encourager à l’Espérance (revue Panorama décembre 1967)


La peur est la texture même de la vie. Elle monte du cœur de l’être humain créé et limité, capable d’infini. Elle n’est ni bonne ni mauvaise : elle est. Elle demande à être qualifiée et transfigurée. Toute vie, de la naissance à la mort, est arrachement et passage. L’enfant tiré de sa mère, jeté dans le monde, crie. C’est banal. La naissance est comme une mort. De l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte, autant de portes étroites que l’on désire franchir et que l’on redoute en même temps, aspiré par l’inconnu et toujours tenté de regarder en arrière, jusqu’à ce visage guetté dans les miroirs, la peur de vieillir qui est encore peur de la vie.


L’un s’économise, économise, accumule des réserves pour une vieillesse à laquelle il aspire et qui lui fait horreur. L’autre gaspille, se gaspille, vie flambée, agitations : ce sont les symptômes de la même panique. Une parenté secrète réunit l’avarice et la prodigalité. Tantôt consciente, tantôt sans raisons, tapie, d’autant plus efficace qu’elle est inavouée, la peur est toujours là, la peur de la peur au sein du bonheur même car la fin du bonheur est toujours proche.


La jeunesse ardente qui brûle la vie, qu’on dit généreuse et qui peut l’être, celle qui se jette sur les routes, renverse les idoles et les préjugés pour leur en substituer d’autres ressemble comme une sœur à la sagesse tiède de l’adulte et du vieillard, qui secrètent leur carapace protectrice, s’enferment dans leurs idées et habitudes comme dans une forteresse, nomment prudence leur terreur secrète et leur absence de confiance. En réalité, jeunes et adultes ne se jugent, ne se méprisent ou du moins ne s’irritent qu’afin de ne point reconnaître que la même passion les tient. Les uns ont, croient avoir et serrent les mains sur ce qu’ils ont, le cœur crispé sur les principes, l’ambition, l’argent. Les autres le plus souvent ne jouent à l’ anarchie que par dépit de ne point avoir ce qu’ils désirent. La jeunesse jalouse les objets de l’adulte. L’adulte envie secrètement les forces vives de la jeunesse.


La nature fait bien les choses. Il arrive que des parents sages, exemples sociaux accomplis, parangons de vertu, donnent le jour à des voyous qui se moquent des valeurs et traditions. L’intelligence ne s’hérite pas toujours, ni la docilité ni la vertu, la foi encore moins. D’ailleurs imaginez un peu l’étrange humanité conditionnée, abâtardie que cela serait si le bien s’héritait d’une génération à l’autre... Un monde de vieux enfants sérieux et tristes...


La vie mélange, brasse, joue (comme il est dit de Dieu dans la Bible qu’il joue à créer) repart à zéro, se rit de nos prétentions et installations, renouvelle, invente. Ne me faites pas dire que l’éducation n’est rien. Je parle aujourd’hui d’autre chose. Une conscience adulte se fait aussi avec le meilleur et le pire, au feu de la vie, à la lumière d’autres consciences, à la chaleur de présences attentives qui acceptent que l’autre, fut-il l’enfant, soit différent et ne s’en estimaient point propriétaire comme à travers les blessures et les erreurs. Le fils prodigue est aimé infiniment. Dieu n’est pas seulement du côté de ce qui protège et résiste mais aussi de ce qui jaillit, renverse, bouleverse, du côté du printemps qui fait craquer les glaces du fleuve de la vie.


Ne vous y trompez pas, supportez mes paroles : on peut tomber dans la religion comme dans un vice. C’est y tomber que lui demander de vous dispenser de

vivre. Dieu même, faites attention, ne vous l’inventez pas comme un remède. Certes, il est appui, rocher, salut, mais non point idole, poupée mécanique docile à nos appels, ni non plus distributeur automatique. Ce n’est point la peur qui conduit au Dieu vivant et vrai mais la foi, l‘espérance et la charité. Dieu est bien le Consolateur mais non point selon la signification sentimentale du mot : il est le feu qui brûle. Pour échapper au vrai Dieu, il est fréquent qu’on se crispe sur un dieu à sa propre mesure par un tour de passe-passe mental et qu’on justifie un égoïsme transcendantal dans une terrible bonne foi qui clairement manifeste à autrui, pour peu qu’il soit éveillé, qu’on s’excite sur rien. Il y a danger à faire de la religion une compensation à la peur.


Je vous regarde, je vous écoute. Vous avez des principes, vous regorgez de convictions, méfiez-vous des convictions, elles recèlent de subtils mensonges. On boucle trop vite pour avoir la paix : une paix qu’on se donne à peu de frais. On récite, on affirme, on déclame comme on siffle la nuit en traversant la forêt. Ce n’est point alors la foi qui anime, mais la panique, le besoin de sécurité. La foi n’est pas conviction : elle est confiance. Dans conviction, il y a vaincu. La foi est appel à l’amitié . On ne se la donne pas, on ne l’a pas : elle nous possède et nous inspire.


L’adolescence rebelle, portée par la vie perçoit inconsciemment comme avec un radar la peur qui se cache sous les principes affirmés, remâchés, les convictions. En un sens, c’est signe de santé. L’aspiration à la vie joyeuse est plus forte. C’est pourquoi Dieu est aussi avec les rebelles, car il est du côté de la vie. Mettez-vous à l’écoute de la jeunesse, mes frères : par-dessous sa futilité essayez d’entendre son aspiration infinie. Vous ne l’aurez pas avec des idées ou des théories : elle exige de vous la vie surabondante, dans sa réalité : devenez charbons ardents.


Quand Yahvé veut se révéler à Moïse, il le conduit devant un buisson ardent. Je suis venu apporter le feu. L’Église de la Pentecôte commence par une mise à feu. Certes, il arrive qu’on ne voie que de la fumée. Il n’y a pas de fumée sans feu, à chacun d’être le feu.


L’Histoire de l’Humanité est inaugurée par le cri de Yahvé à Adam : Où es-tu ? Tout homme est cet enfant prodigue, l’Adam qui fuit sous le vent de cet appel. Longtemps un homme se trompe avec des espoirs, rêves, projets, bonheurs organisés, solide argent... jusqu’au dernier quart d’heure, il en vienne à jalouser les glands dont se nourrissent les porcs au moment qu’il va franchir la porte, retourner vers le Père. Car enfin l’espoir humain est imbécile et finit toujours par être déçu. Le temps vient toujours qu’on se trouve face au mur lisse. La peur n’est que calmée par l’espoir, apprivoisée pour un temps. Elle n’est domptée que par l’espérance. L’espérance commence au-delà non pas du désespoir mais de l’inespoir.


Accepter sans illusions les espoirs humains, se laisser porter par eux juste ce qu’il faut et cependant se tenir à distance, participer mais être étranger, goûter à la vie sans y coller : voilà le difficile.


Laissée à elle-même, la peur est dangereuse.

Les spécialistes disent que ce sont des contes de bonne femme et cependant, enfant, j’ai vu la scène dans un chemin creux de l’été, la couleuvre dressait la tête au dessus de ses anneaux entremêlés et dardait ses yeux sur les yeux d’un minuscule roitelet. L’oiseau s’avançait à petits sauts mécaniques vers la gueule du serpent. Il ignorait qu’il avait tout l’espace du ciel à sa disposition. Beaucoup d’êtres, fascinés sont avalés par leurs avidités, leurs agitations, mille soucis qui sont la forme secrète de leur terreur.


Au cri de la Bible : Adam où es tu ? correspond la parole de Yahvé à Abraham : Exi, sors, quitte ton pays, va dans la terre que je te montrerai. Cette parole s’adresse à tout homme pour le guérir. Quitter tes idées, tes préjugés, ta religion trop tournée vers toi-même, domine ta peur, oublie-toi. Il est toujours terrible comme au temps des hébreux de quitter une terre dans laquelle on a ses racines. On y est esclave mais l’on y a le pain et la sécurité. Passer la mer Rouge, traverser la vie durant un désert, ce n’est gai pour personne. Et cependant toute vie humaine est ce passage. Mourir intelligemment c’est consentir à être transplanté. Le baptême est cette transplantation. Tant qu’un chrétien par un mouvement spontané, ne s’éprouve point passant, éphémère, ne sait pas d’une connaissance immédiate qu’il n’a plus rien à perdre, ayant déjà renoncé à ce qui lui sera nécessairement arraché, il n’est qu’un homme à idées, à principes, à rites, l’adhérent d’un club, un phénomène social parmi d’autres qui n’impressionne plus personne depuis longtemps.


On ne devient spirituellement adulte que lorsqu’au sein du bonheur comme du malheur, franchi l’océan des vanités et des apitoiements sur soi, on commence sérieusement à vivre face à la mort.


La vie est un naufrage. Nous sommes accrochés à des épaves. Ce qui manque le plus à l’homme chrétien, c’est l’expérience du rien et l’espérance réelle. Tandis qu’une partie de la conscience moderne fait l’expérience du néant, mais d’un néant masochiste qui ne débouche que sur le vide, il arrive que le croyant se complaise dans la futilité des convictions superficielles qui ne lui sont ou qui n’apparaissent au monde que comme des protections contre la peur. Il est hors de jeu. Le vrai disciple va plus profond, passe de la transcendance scolaire et imaginaire à la transcendance qualitative, et des sentiments pieux ou des élévations complaisantes au détachement réel, à l’amour réel, il sait qu’il n’y a qu’une seule terre émergée, que la résurrection du Christ est cette terre émergée pour rassembler les naufragés. Ecclesia, Église, arche, nouvelle terre.


Au-delà de l’inespoir, la vie prend un nouveau goût, elle devient don, éblouissement, miracle et action de grâces, transparence et promesse de cet au-delà de la vie qui se tient au coeur de la Vie. Car c’est dans la vie même et non point dans une religion en marge de la vie qu’il est possible de trouver la joie. Dans la vie réelle où le pain et le vin sont transubstanciés, où la fraternité inaugure la terre nouvelle.


Nous aimerions rester immobiles. Exi, sors, dit la Vie, dit Yawhé. Nous nous retournons en arrière, nous avançons comme des crabes... Le monde n’est à ma disposition que comme une échelle pour monter plus haut. En haut seulement on peut repousser l’échelle, pas avant. Reste Jésus qui attend au sommet les bras en croix. In manus tuas... O mes chers barreaux d’échelle ! Je m’y accroche crispé, paniqué, tout en proclamant que j’aspire à la Vie éternelle.


Sans cesse les psaumes invitent à chanter : cantate, laudate, exultez, arbres, applaudissez, réjouis-toi Jérusalem. Vivre est une telle nouveauté, un tel privilège quand on sait en réalité, et non comme une leçon apprise, que la vie débouche sur l’ Éternité. Certes, le monde nous invite à chanter : mais la partition est mutilée, privée des accidents à la clef. L’Évangile nous donne la tonalité.


Vous ai-je parlé du goût de vivre. Consentez à la mort au milieu même de la vie exhubérante et vous aimerez la vie. N’allez pas vous effrayer de vos tiédeurs. Dieu ne méprise pas notre médiocrité. Comme dit Eckhart : Jamais un homme n’a demande à boire, qu’il n’ait demandé Dieu et qu’il n’y eut un élément divin en son

désir. Et à Cana, Jésus ne fait pas apporter six jarres vides mais six jarres remplies d’eau. La grâce transforme la peur en espérance.


Et n’allez pas croire si brillant l’écrivain. Il tremble aussi dans son terrier comme tout le monde. C’est sans importance. Le courage n’est jamais qu’une peur qui pousse en avant. La lâcheté une peur qui précipite en arrière. L’espérance est la peur transfigurée, toutes les peurs, celles des courageux et des lâches. Dans ma nuit sans sommeil, j’attends l’aube et sa guérison. C’est pourquoi j’ose parler sans trop de honte.


Une nuit de tristesse sans sommeil, par-dessous le tohu-bohu des radios, télés, camions et voitures, je crus entendre le battement de mon cœur. Je changeai de côté . Cette pompe en marche fait peur, on voudrait l’oublier, mais ce n’est pas cela. Sans doute une batterie quelque part, peut-être une contrebasse reproduisait le bruit sourd du cœur. Et soudain semblant naître de ces étranges tambours, ou de la contrebasse, par-dessous tout le vacarme de Paris et l’anéantissement, le chant d’une flûte s’éleva, triomphant, comme l’oiseau de l’Apocalypse en plein ciel. Bach parlait. Parfois la flûte s’effaçait puis surgissait à nouveau victorieuse, se balançait dans la nuit liquide, si ténue qu’elle semblait naître des pierres ou monter de votre propre cœur, presque inaudible. Plus tard, dans la nuit, à chaque réveil d’un sommeil haché menu, je la guettais, j’imaginais entendre, j’entendais le mouvement du cœur de tous les hommes de la ville, tandis que la flûte, (en moi, hors de moi qu’importe) inflexible, acharnée comme l’espérance, montait du cœur de la Vie, infiniment plus forte que toutes les idées. Et je souhaitais que tous les peureux et les désespérés l’entendissent dans leur nuit.


Jean Sulivan


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