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mardi 16 mai 2023

 Mon ami Charles Wright me fait parvenir ce magnifique et stimulant reportage paru ce week-end dans Le Figaro Magazine. Le récit d’une méharée sur les traces de saints soufis dans le Sahara maure. Superbement écrit ! Bonne errance avec lui à la recherche de votre or intérieur !

JL





Charles Wright, sur les traces de saints soufis... et de charles de foucauld Le Figaro Magazine / 12 mai 2023

Dans un récit personnel d’une grande profondeur, Charles Wright racontait il y a deux ans comment, assoiffé de spiritualité dans un monde matérialiste, il avait failli entrer dans les ordres. Chance et
malchance : Le Chemin des estives (Flammarion, puis J’ai Lu), où il narrait, avec les accents d’un sylvain Tesson qui croirait en Dieu, sa traversée à pied du Massif central, rencontra un immense succès en librairie. De quoi bousculer ses vœux de solitude et d’éloignement du monde... Depuis ce voyage, il s’est installé en Ardèche, dans un modeste logis près d’un monastère, dont il partage le mode de vie (la robe en moins), en faisant du dénuement un des principes cardinaux de sa vie quotidienne.

Quand il quitte sa thébaïde, c’est pour continuer à chercher Dieu, sur les traces de Charles de Foucauld ou Ernest Psichari : dans le désert. Avec le photographe Antonin Borgeaud, il s’est confronté pendant trois semaines à l’immensité du sahara à l’occasion d’une
méharée à dos de chameau. objectif : retrouver des tombeaux de saints soufis du XVIIIe siècle. un reportage exceptionnel aux allures de quête mystique...

L’appeL du désert

L’écrivain Charles Wright est parti pendant plusieurs semaines
se confronter à l’immensité du Sahara, en Mauritanie.
Une méharée à dos de chameau dans le but de retrouver les tombeaux de saints soufis du XVIII siècle, perdus quelque part dans les sables.
Une quête mystique doublée d’une odyssée intérieure...
De nos envoyés spéciaux Charles Wright (texte) et Antonin Borgeaud (photos)

Nous cheminons dans un pays qui ne rit pas. La terre est raclée, décharnée, pulvérisée. C’est un paysage à l’os

« Surveille ta bécane », me dit Ghabidine, en voyant Cigare, mon chameau, se faire la belle.
Il est midi. Le soleil cogne comme un boxeur fou. Nous nomadisons dans un oued asséché à l’ombre d’un acacia chétif. Autour de nous, tout est tranchant, à vif : des falaises déchiquetées, des éboulis de rochers, des chaos de pierres calcinées. Une thébaïde pour jansénistes... Sur le sol caillouteux, Ghabidine a étalé la carte de l’Adrar. Ouadane, Semsiyyât, Foïlé, Neïtiri, Maqteïr, Chreïrich, Jraïf, je psalmodie tout bas ces noms qui me jettent dans des rêveries intenses. Pendant trois semaines, ce seront les lieux de nos stations, de nos errances.

le besoin des sables

Thierry Tillet, « Ghabidine » pour les nomades, est un vieux vétéran du désert. Cela fait cinquante ans qu’il arpente le Sahara qu’il connaît, comme moi le canton d’Auriac, en Corrèze. Le préhistorien est un savant à l’ancienne, une sorte de naturaliste touche-à-tout. Depuis quelques années, il se passionne pour l’archéologie religieuse. Il m’a proposé de partir avec lui à la recherche des tombeaux de trois saints soufis, ensevelis quelque part sous des dunes blondes. L’invitation tombait à pic : je m’ennuyais ferme dans la France de l’époque qui causait écoanxiété, genre des barbecues, âge de la retraite. J’avais besoin de faire crépiter à nouveau le feu intérieur, d’accomplir un voyage qui parle à mon cœur. Je me suis souvenu, à la faveur de cette invitation, que pendant des siècles, la grande occupation des hommes avait été de se spiritualiser, et que l’actualité des saints valait bien celle des chaînes d’info en continu. Et je suis parti, en quête d’une résurrection, m’ensevelir dans le tombeau saharien.

À la caravane s’est agrégé Antonin Borgeaud, un talentueux photo- reporter désireux d’aller porter avec nous ses respects au désert, Akhyarhoum, Sidi et Nessi, nos cha- meliers au physique de guerriers almoravides, et la longue procession de nos sept chameaux. Les mânes d’Ernest Psichari ferment le ban : j’ai emporté dans ma besace Le Voyage du centurion, qui raconte l’évolution intérieure d’un lieutenant méhariste affecté dans les immensités du Sahara maure. Ce livre a joué un grand rôle dans l’initiation saharienne de Théodore Monod, je lui ai demandé de parfaire la mienne. Trois semaines durant, ce petit monde formera une société ambulante, un huis clos enfermé dans le désert, ce bagne de l’infini.
Au puits de Larjagh, le dernier avant belle lurette, Akhyarhoum instaure un strict rationnement de l’eau. Après plusieurs jours à crapahuter dans un Adrar lunaire, voici devant nous les dunes de la Maqteïr. Déjà, l’oued s’élargit. La nature se dénude. Le sable remplace peu à peu les cailloux. Les derniers arbres, stressés par le soleil, ressemblent à des buissons ardents. Mon cœur bat la chamade. L’entrée au désert est un instant solennel ; on quitte le monde humanisé pour l’inconnu de la solitude.
Enturbanné comme une momie dans son chèche, Ghabidine a revêtu son sarouel. Moi, j’ai troqué ma paire de pataugas pour des sandales en cuir. Borgeaud trouve qu’on ressemble à des touristes allemands devant les pyramides de Gizeh...
Le soleil est un four. Je rêve d’une bière glacée, Antonin d’une Vittel menthe. Nous cheminons dans un pays qui ne rit pas. La terre est raclée, décharnée, pulvérisée. C’est un paysage à l’os. Des cadavres de bêtes et des tumulus aggravent l’austérité. Quel était le destin de ces hommes ensevelis là, sous la pierre, au milieu de nulle part ? Le désert est un pays mélancolique qui donne le sentiment de la fugacité des choses. Tout passe. Bientôt, nous aussi, nous serons caducs, comme ces vieux Maures dont les tombes me serrent le cœur.
Pendant ce temps-là, le désert, en coule blanche, se tait. Pas facile de se plier à sa stricte observance. Ghabidine et Borgeaud bavardent, comme pour conjurer l’angoisse. Dans le grand silence, on se retrouve face à soi. Peurs, fragilités, démons, toute sa ménagerie intérieure se réveille. Et puis, devant l’immensité, on s’excuse presque d’exister. Notre présence paraît insignifiante, « un néant à l’égard de l’infini » !

la dune et la bosse

Au fil des jours, Cigare est devenu un ami. Je me suis habitué à son odeur, à ses blatèrements rauques, au liquide visqueux que sa gueule béante répand sur mes habits. Même si elle oppose parfois à mes élans fraternels un dédain aristocratique, j’aime cette bête paisible et nonchalante, qui me rappelle les vaches du Limousin. Alors que le sable se dérobe sous les pas, rendant la traversée des barkhanes épuisante, Cigare semble funambuler sur la poudre. Le chameau est le personnage principal de l’histoire du Sahara. Sans cette créature providentielle, le désert serait impénétrable. J’y pense avec grati- tude alors que nous nous enfonçons dans une constellation de dunes qui forment comme un immense fond de mer sans eau. Le paysage s’est simplifié à l’extrême. Couleurs, lignes, formes se sont épurés. On a l’impression de cheminer dans une toile abstraite, à la Rothko, de flotter dans la vacuité, de se dissoudre dans l’espace. Une méharée est une traversée du rien, un fil tiré au-dessus du vide. « Désormais plus rien ne distrait la vue », dis-je, pris de vertige. Le désert provoque une crise du regard. L’œil est déconcerté. Dur de l’accommoder à cette démesure !

Partout, ce sont les mêmes gestes que nous répétons : le même tapis posé sur le sol sableux, le même thé
qui fume sous un feu de brindilles

Ghabidine feint de s’intéresser à mes dégagements. Sans doute apprécie-t-il le spectacle, mais un Saharien de souche, comme il l’est devenu, ne s’extasie plus devant la moindre dune ou le pas d’amble d’un chameau !
« Ici, s’amuse-t-il en désignant un fond de lac néolithique, des hommes ont pêché à la ligne ! »
Comme son maître Théodore Monod, Ghabidine est dévoré par la soif de comprendre. Il conçoit le travail scientifique comme une école de l’attention et un art de l’émerveillement. Avec une patience de bénédictin, il a voué sa vie à l’inventaire des splendeurs désertiques. Son œil de naturaliste me découvre un Sahara, non pas métaphysique, mais concret, immanent, où le soleil n’illumine pas mais brûle. Lui qui m’appelle « Charles de Foucauld » pour se moquer de mes bondieuseries, m’invite à porter mes regards, non pas vers un ciel hypothétique, mais au ras du sol, à l’affût de la matière et de ses enchantements.

épicure au désert

Sapé comme un lord, Borgeaud rêvasse devant des dunes. Ce dandy du désert me fait penser à Oskar Lenz. Lors de sa méharée vers Tombouctou, en 1880, l’explorateur allemand préférait se passer de boire plutôt que de négliger sa toilette, et dépliait des draps blancs pour dormir face aux étoiles. Comme souvent, Antonin ronchonne contre notre nourriture spartiate. Je tente de le convaincre que, dans notre dénuement apparent, nous sommes en fait des petits-bourgeois pantou- flards. Même si chaque jour le paysage change, partout, en effet, ce sont les mêmes gestes que nous répétons : le même tapis posé sur le sol sableux, le même thé qui fume sous un feu de brindilles... Par la grâce de ces routines mouvantes, on se sent chez soi dans chaque recoin de dune.
La vie nomade est tramée de rituels. Au campement, il faut baraquer les chameaux, chercher le bois, attiser le feu... Psichari a célébré la grandeur de cette vie faite de simplicité et de dépouillement où le moindre geste devient liturgie. Ici, point de « honte prométhéenne », ce sentiment, décrit par Günther Anders, de se sentir infé- rieur à ses outils technologiques : tout est simple, à sa mesure. Chaque objet remplit sa fonction. Le feu éclaire et réchauffe. Le thé apaise la soif, la taguella, la faim, les rires, l’appétit de relations. Épicure : le vrai plaisir n’est pas celui que procurent les plats raffinés, mais celui qu’on éprouve à manger et à boire, ayant très faim et soif. De fait, il y a un épicurisme du désert, une jouissance, presque une volupté dans cette existence frugale, resserrée autour de l’essentiel. En avisant nos chameliers palabrer près du feu, on a l’impression d’être ramené à l’époque des patriarches ! La noblesse de ces cousins d’Abraham m’impressionne. Leur vie est animée par une sorte d’héroïsme qui les sublime. Ces seigneurs en haillons ont enfanté des sociétés d’abondance, limitant leurs besoins inutiles pour jouir à profusion des vraies richesses : le silence, la liberté, la lenteur, la contemplation de la beauté. Et si pour nous, les Occidentaux, obnubilés par les chimères de la consommation et de l’innovation, ils étaient un recours ?

la visite au tombeau

« Qui sont-ils ? » demande un berger, en nous désignant du doigt.
« Des talamids soufis (des novices, NDLR) », répond Akhyarhoum.
À la vue du mausolée de Chreirich, le vieux chamelier a retrouvé ses jambes de vingt ans. Il court vers le sanctuaire, tourne trois fois autour, comme c’est l’usage dans les ziyàra, ces visites au tombeau. Lui d’habitude si pudique s’exalte devant la pierre tombale, profère des cris, des prières. On dirait qu’il veut réveiller les mânes d’Ahmed Bechir, l’implorer de répandre sur lui sa baraka, cette parcelle de grâce divine. On sait peu de choses de ce saint local. Si ce n’est qu’il est mort en 1865, qu’il était un savant réputé de Chinguetti. Animé par un désir de solitude, il donna tous ses biens pour se retirer sur cette butte de terre qui ressemble à l’ermitage de l’Assekrem. Bechir est une sorte de père du désert musulman. La radicalité de sa réclusion rappelle que le soufisme n’est pas un islam édulcoré, une spiritualité sans sucre. En venant ici, le marabout ne cherchait pas une vague sérénité, il visait ce que les maîtres soufis appellent le fanâ, rien de moins que la mort à soi-même, l’extinction de l’ego, l’anéantissement de l’âme en Dieu. Le soleil jette ses derniers rayons sur les murs croulants du mausolée. C’est la paix du soir. Les chameaux divaguent sur la Gaçbet el-Hassiâne, une grande plaine de cailloux qui s’étend à perte de vue. Près du feu, Ghabidine potasse ses notes. Moi, je lis les Évangiles près de la tombe du saint, tandis que nos chameliers, à genoux dans le sable, psalmodient la chahada – « Lâ ilâha Ill’Allâh », « il n’y a de Dieu que Dieu » –, la grande parole de l’islam. C’est beau des êtres prosternés dans le crépuscule ! Le bourdonnement de leur prière me saisit. Le soufisme est une voie d’éveil. Il veut tirer les âmes du divertissement et du sommeil. Ce soir, son charme agit. Ivre de la lumière absorbée ce jour, et de cet espace infiniment ouvert, sans limites, qui procure un sentiment d’expansion de soi, comme si l’être s’élargissait à force de frayer dans la démesure, je titube, le cœur brûlant, devant l’horizon. La ferveur de mes compagnons et l’immensité des paysages ont réveillé la nostalgie de mes propres profondeurs. En arabe, « prier » veut dire « aller à l’abreuvoir », revenir à la source. J’ai soif !

La cime de L’âme

Cuivre, ivoire, fauve doré, saumon, auburn, en passant par toutes les nuances de l’ocre, de l’orangé, de l’argenté, du blanc, Ghabidine me détaille la palette des sables. Notre caravane navigue dans l’Oumm Aghouâba, le dernier grand cordon de dunes. La joie crépite dans mes jambes. Le fait d’aller dans l’inconnu provoque une extraordinaire sensa- tion d’euphorie. Décidément, il y a de l’ivresse dans cette vie légère et errante où, tous nos biens ficelés à nos bêtes, nous déguerpissons dans l’étendue ! L’être fondu dans ce paysage de poudre, je réalise combien le corps à corps avec le sable ne laisse pas indemne. La netteté de cette particule élémentaire prend aux entrailles. Dénué de tout artifice, simple, sobre, nu, le désert est émouvant. C’est une eau lustrale qui lave le cœur de ses scories, et touche ce que les mystiques appellent la cime de l’âme, ce point de virginité où se tient en soi la source des larmes. Une méharée est un cheminement dans le pur. C’est aussi une plongée dans la clarté. Le « pays du perpétuel été » (Fromentin) déverse une profusion de lumière qui éclaircit la vision. Le soufisme, cette science du dévoilement, a des accointances avec le désert : ce sont deux écoles du regard. On y apprend à voir au-delà des apparences et des illusions, et à se faire un œil perçant capable de distinguer ce qui demeure sous ce qui passe. Pas étonnant que Psichari ait retrouvé la foi chrétienne dans ce pays qui fait se mettre à genoux. Ghabidine tapote un biface. « Entre le moment où l’homme a dépecé sa bête avec cet outil et aujourd’hui, cent mille ans ont passé », s’émerveille-t-il. Moi aussi, je crois avoir déniché un silex. « Cailloutis vulgaris du poubellien supérieur », dit-il, en l’avisant.
Dans mon dos, Borgeaud, à peine plus calé que moi en géologie, pouffe de rire. Des heures que nous cheminons dans une zone caillouteuse qui use les semelles et le moral. Cigare grappille du jirgil, le chou du désert. Dans ce décor de commencement du monde, cette bête, qui a gardé quelque chose d’archaïque, paraît surgie de l’ère des dinosaures. Avec son acuité visuelle, Akhyarhoum trace la route, sans carte, ni GPS. Tout à coup, un carré méhariste. Dans l’Adrar, les souvenirs de la conquête sont partout. Ce coin de désert fut l’un des bastions de la résistance à la pénétration française. Derrière les guérites en décombres de ce petit poste avancé, j’imagine Psichari ou le Drogo du Désert des Tartares attendre un ennemi qui ne vient jamais. Dans ces bornes de l’Empire, la solitude et la hantise de l’enlisement pouvaient rendre fou. Mais ils portaient aussi l’existence à des degrés impossibles à connaître ailleurs. J’aurais aimé être l’un de ces jeunes officiers qui se sont laissé séduire par l’idée folle et sublime de conquérir un désert. À l’époque, on ignorait qu’il y avait du pétrole sous le sable. Mais ces rêveurs ne couraient pas après l’argent, ils recherchaient l’aventure et les causes perdues. C’est plus beau lorsque c’est inutile !

maison de prières

Dans la zaouïa de Mohammed Fâdel Abeidï (1825-1903), le sable, ce lin- ceul, ensevelit tout. Pas facile d’imaginer la vie du monastère à l’époque du saint. Les bâtiments annexes ont presque disparu. Seule la demeure du cheikh tient encore debout. C’est émouvant de se dire que, dans cette maison de prières, se sont écoulées tant de vies humbles et silencieuses. Fâdel Abeidï est le grand saint de l’Adrar. Au pied de son tombeau, Sidi est allé prélever un peu de sable comme nous de l’eau miraculeuse à Lourdes. Élève de Bechir, Fâdel était un grand maître spirituel, m’explique Ghabidine. Il a fondé plusieurs zaouïas autour de Ouadane où il a mené une vie orante et laborieuse. On lui doit le forage de puits, la création de palmeraies. En 1869, il prend la tête de la Fadelya, le rameau africain de la confrérie soufie Qadriya, une voie initiatique comparable aux ordres monastiques dans la chrétienté. Sa réputation de sainteté grandit. De tout l’Adrar, on vient chercher ses conseils. La voie soufie n’est pas un long fleuve tranquille : il faut un marabout avisé pour parcourir l’itinéraire qui mène à l’union à Dieu par le dépouillement de soi.
Près de son tombeau, j’implore, en chrétien, sa baraka. Un siècle plus tôt, Psichari a fait pareil. « Devant la demeure où tant de Fadelya avaient rêvé à leur Dieu, écrit-il dans Le Voyage du Centurion, je ressentis le désir de m’éclairer à leur lumière. » Le lieutenant converti savait d’expé- rience que se frotter à d’autres religions pouvait être une saine médication de l’âme. Une façon de se souvenir qu’on ne peut pas enfermer l’Esprit dans un rite, une tradition. Dieu est toujours plus grand...
Ghabidine a revêtu la tenue maurita- nienne traditionnelle pour aller saluer Mohamed Mamoun, le petit-fils de Fâdel Abeidï. Le marabout nous reçoit dans sa zaouïa de Jraïf avec les égards dus à des princes. Dans une salle encombrée de livres, des hommes l’écoutent comme un oracle. Ghabidine me présente comme un ancien rahbaniyya, une sorte de moine.

“N’allez pas chercher fortune en mendiant au loin, vous qui êtes assis sur un sac d’or”

« Notre pèlerinage sur les traces des saints de l’Adrar s’achève, dis-je, inti- midé. Avez-vous une parole à nous donner ? » « À peine une virgule nous sépare », m’a répondu le vieillard, avant d’ajouter : « Progresse dans la connaissance de ta religion. » Puis il m’a béni en soufflant sur mon visage. De ce vieux sage musulman, j’ai donc reçu une exhortation à approfondir le christianisme. Un peu comme Tierno Bokar, le grand maître du soufisme africain, qui invitait aussi ses disci- ples, parfois tentés par le snobisme de l’ailleurs, à creuser leur propre tradition : « N’allez pas chercher for- tune en mendiant au loin, vous qui êtes assis sur un sac d’or. »

palabres devant l’immense

Une humble cahute blanche au pied d’un monolithe de granite. Le saint Sidi Mohamed al-Kunti (XVe siècle), l’ancêtre éponyme de la tribu des Kuntas, dort sous ces sables ocre depuis six siècles. Le feu crépite près du mausolée. Nous palabrons sous le firmament au milieu de tombes de talamids avec Sid Amar, le des- cendant du saint, l’un des plus véné- rés du Sahara. Rien de mieux qu’une nuit d’étoiles pour attiser la fraternité. En égrenant son chapelet, notre ami nous retrace l’histoire des Kuntas, dont le prestige spirituel a pesé sur le destin de la Qadriya en Afrique de l’Ouest. Au fond, me dis-je en l’écoutant me parler de la prière comme d’un élan du cœur, les soufis sont des amoureux. Dieu, à leur aune, est une force qui libère la joie, l’amour, la danse, la vie.
Enivré par ce vin fort, Sid Amar m’invite à prier à ses côtés. Prosternés ensemble devant le Dieu inconnu, alors que des « Lâ ilâha ill’Allâh » se mettent à retentir, je pense à tous les orphelins métaphysiques qui prospèrent chez nous sur les ruines du christianisme, et cherchent un sauveur à tâtons. Soudain, un peu comme Psichari qui a retrouvé la foi chrétienne grâce à la provocation de l’Islam, le visage du Christ m’apparaît. Et c’est ainsi qu’Allah est grand. ■ Charles Wright

Charles Wright est notamment l’auteur du récit, Le Chemin des estives, (Flammarion, 2021).

1 commentaire:

Lise a dit…

+Merci d'avoir pris la peine de retranscrire ce document de Charles Wright. J'ai beaucoup aimé la mention faite des "orphelins métaphysiques" dont je fais partie , bien sûr.

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