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jeudi 28 décembre 2023

 

À l’annonce de la mort de Christian Bobin en novembre 2022, le magazine FC publia à nouveau son dernier entretien avec lui au siège des éditions Gallimard à Paris en 2019. C’était à l’occasion de la publication de « La nuit du cœur ». Plusieurs années auparavant, en 2011, lors de la sortie de « La présence pure », à propos de la maladie d’alzheimer de son père, Luc Adrian l’avait déjà rencontré. On a aujourd’hui encore soif des éclats de sa poésie vibrante. Joie de la retrouver dans les extraits de ces entretiens saisis au vol à quelques années d’intervalle  : « Je suis juste amoureux de la vie au plus haut point … »


JL 28/12/23





2019…


L’écriture est l’ange gardien de la vie, dites-vous...


Il est, je crois, impossible de traverser cette vie sans passer par des zones de ténèbres et sans avoir un moment le cœur serré, mais l’écriture réplique à ces ténèbres... Ce que j’appelle l’écriture est un combat à mener pour que la vie continue et qu’elle soit respectée, aimée et accompagnée jusque dans les heures les plus graves.


La poésie est-elle un chant, un acte de résistance ou la capacité de soulever le voile des apparences ?


Je vais proposer deux définitions, inventées dans l’instant de la conversion. Une première, triviale : la poésie est ce qui décrasse l’âme pour lui permettre de respirer à nouveau, ce qui la nettoie des cendres retombantes du monde et de ses images, dont la finalité profonde n’est peut-être que de nous emmener à désespérer. Elle ouvre les fenêtres et fait entrer tout l’océan de la vie. Autre définition : la poésie est l’ultime chance de faire revenir dans la volière de la page tous ces oiseaux que notre espèce a commencé à détruire et avec eux les chants secrets de la vie. La poésie est le fracas d’une parole vivante, le surgissement d’un imprévu bienveillant, ce qui ne supporte pas la répétition. Peut-on modifier un poème de Rimbaud, Verlaine, Marceline Desbordes-Valmore ou Jean Grosjean ?

La simple lecture d’un poème, dans la solitude et le silence quasiment parfait d’une maison, reconstruit déjà le monde entier. De même qu’une personne effectuant avec cœur et honnêteté son travail empêche le monde de se déchirer comme un vieux drap. La femme de chambre, à Conques, était un poème vivant...


La poésie est aussi le refuge de la vie intérieure, que le monde moderne n’aime pas...


Ce qu’on appelle « le monde » est une très ancienne tentative de destruction des âmes : destruction de la pudeur, du silence, de la solitude, de tout ce qui fait germer l’amour. La légère différence, c’est que le monde moderne est très proche d’arriver à ses fins par le raffinement de ses technologies et par l’invasion qu’elles font de notre intériorité. Peut-être avez-vous remarqué que le rythme des voix publiques s’accélère. On a commencé à défaire la lenteur qui permet aux mots les plus forts de venir. On confond aussi la spontanéité et la liberté. La spontanéité est ce que la mode et l’air du temps ont déposé en nous et qui n’est pas nous-mêmes. La liberté demande un creusement, c’est une matière amoureuse et sauvage. Elle jaillit certes comme une source mais après un long temps de cheminement souterrain.


Venons-en à votre dernier et éblouissant ouvrage, La Nuit du cœur. Que s’est-il passé exactement à Conques, entre vous et Dieu ?


Je dirais plutôt, peut-être, entre moi et moi. On parle toujours trop vite de Dieu, et du coup cela le fait s’enfuir... Ce qui me gêne dans les discours religieux, c’est qu’ils soient bien sages, bien ordonnés. La fraîcheur des étoiles, le silence enfantin de ma chambre, à peine rayé par une chorale réunie dans l’abbatiale, les vitraux, le plomb de la gouttière au bord de la fenêtre mansardée, la fatigue du voyage peut-être, tout s’est précipité en seul point de fusion, presque d’explosion silencieuse, un accident nucléaire à l’intérieur de la poitrine. J’ai vu la splendeur de la vie qui nous est donnée à chacun, qui que l’on soit, où que l’on soit. Pas la peine de faire des études pour cela : il suffit d’éprouver la bonté paradoxale de cette main qui donne et qui reprend. Il suffit de deviner que cette histoire dans laquelle chacun de nous est embarqué a un sens, malgré absolument tout.


Êtes-vous tout à fait normal ?!


Je ne suis pas en permanence dans le voisinage de l’invisible ! Il m’arrive de me perdre, de m’engourdir, beaucoup. Je suis juste amoureux de cette vie au plus haut point, et quand je retrouve cette vie, les retrouvailles sont toujours surprenantes, imprévisibles... c’est pour cela que j’écris : pour partager une sorte de révélation qui me dépasse, pour n’en pas souffrir aussi.


 « Le septième a versé son bol dans l’air. Alors du sanctuaire, une voix forte a dit : “Ça y est.” » Pourquoi ce verset de l’Apocalypse(XVI, 17) en incipit ?


J’ai ouvert l’Apocalypse et j’ai choisi les premières lignes sur lesquelles mon œil est tombé, dans une traduction du poète Jean Grosjean dont j’aime la rudesse et la simplicité. Les paroles les plus importantes dans la vie sont toujours dites d’une manière bousculée. Devant le tombeau de son ami Lazare, le Christ dit : « Sors de là » avec force, presque comme on dit à un enfant bêtisier : « Arrête ça ! » De même pour le « ça y est » de l’ange, qui mettra fin à l’égarement et à l’ensevelissement de nos cœurs. Enfin, quelque chose se passe ! Enfin, quelque chose va commencer. C’est ce que j’ai ressenti en écrivant. Je ne peux pas m’en expliquer.


2011… « Si j’étais atteint par Alzheimer, j’aimerais garder l’émerveillement »


Si vous, Christian Bobin, poète de la présence, appreniez que vous êtes touché par cette maladie de l’absence, comment réagiriez-vous ?


Pour quelqu’un qui voue sa vie à l’écriture, perdre cette capacité, et le sens immédiat des choses, cela doit être très… Comment dire ? (long silence). Je crois que je garderais le lien d’émerveillement avec la vie. Curieusement, l’émerveillement est le propre de cette maladie. Elle s’est annoncée chez mon père par des paroles étranges, mais j’ignorais alors que c’était les premières marques, au dedans, de cette bête qui ronge la conscience et en laisse assez pour qu’il connaisse, par instants, l’horreur d’être là. Mon père, revenant de courses, un trajet quotidien, depuis des dizaines d’années, dans les rues du Creusot m’a dit : « Je ne reconnais plus rien, tout est neuf. Je suis très étonné : le monde est neuf. » J’aimerais rester dans une relation d’émerveillement et ne pas trop faire souffrir mon entourage. Mais est-ce possible ?


Cette maladie est très douloureuse pour les proches ?


Effectivement. Et j’entends souvent dire : « À quoi sert de leur rendre visite, ils ne nous reconnaissent plus. Un père ne reconnaît plus son fils, une femme ne reconnaît plus son mari.» Les mots se sont cassés comme de la porcelaine ; le langage est « ébréché », affecté, mais pas le cœur profond. Le langage est comme une coupe qui serait remplie à ras bord de silence, de lumière et de sens ; cette coupe, de par le choc de la maladie, perd un peu de son contenu ; ce qui fait que le malade ne retrouve plus les mots adéquats. En revanche, le cœur est intact, et le lien demeure, même s’il est remis aux puissances du silence, du secret, de la pudeur – et de « choses » difficiles à reconnaître et à nommer.


L’accompagnement de votre papa a-t-il changé votre façon de voir votre métier d’écrivain ?


Ma vie est vouée à une bouteille d’encre. Mon existence est pleine de tâches d’encre, du bruit de pages tournées. Je lis beaucoup, j’écris beaucoup. Mais tout ça, n’est-ce pas inutile, dans un sens ? Ça l’était en tout cas quand je me trouvais assis à côté de mon père, à côté des personnes devenues ses frères parce qu’elles étaient affectées du même mal. Ma pauvre science d’écrivain n’avait plus d’emploi quand j’étais à côté de mon père, souriant et comme rêveur, avec son visage traversé de nuages erratiques. Étrangement, moi qui ne peux me passer de lire ou d’écrire, je n’avais plus besoin de cela quand j’étais avec lui.


Vous racontez : « Mon père, lui, n’a plus ce souci des apparences. Plusieurs fois je l’ai vu se pencher comme un adolescent devant des malades particulièrement disgraciés et leur dire : "Vous avez un merveilleux visage, je ne vous oublierai jamais." » Vous ajoutez : « Cette scène à chaque fois me bouleverse comme si l’infirmité pendant un instant n’était plus dans le camp de mon père mais dans le mien. » Cette maladie vous a-t-elle révélé certaines de vos infirmités ?


Oh, oui ! On aide jamais assez ses proches et autrui. On est maladroit, on ne sait pas toujours comment faire, mais peu importe : on aide jamais assez. Bien sûr, cela montre nos déficiences. Mais cela révèle aussi quelque chose qui est en nous. Blaise Pascal dit que, lorsque nous voyons un homme qui boîte, on ne s’offusque pas, on n’est pas irrité. Par contre, on s’impatiente, on s’irrite vite devant un homme qui bégaye ou qui ne trouve pas ses mots. Pourquoi ? Dans le premier cas, l’infirmité ne parle que de la personne et de son corps. Dans le deuxième cas, l’infirmité parle de toute l’espèce humaine, de la fragilité de l’esprit, de celle de notre langage, le manque d’assise de nos savoirs. C’est devant nous-mêmes que nous nous irritons.


« Ces gens dont l’âme et la chair sont blessées ont une grandeur que n’auront jamais ceux qui portent leur vie en triomphe », écrivez-vous. On a du mal à vous croire lorsqu’on voit certaines « épaves » ?


Les vraies « épaves », c’est nous-mêmes ! Il n’y a aucune différence entre eux et nous, je le dis avec le maximum de puissance possible. Aucune différence entre un humain et un autre humain. Simplement, il y a une muraille, par moment invisible, qui est celle de notre propre intelligence.


Vous citez également saint Jean (21, 18) : « quand tu seras vieux, tu étendras les mains et un autre te mettra la ceinture, et il te mènera où tu ne veux pas. » Prophétique ?


Cette parole est bouleversante. Elle est loin d’être la seule. La Bible, les Évangiles particulièrement, tombe comme des rayons en oblique sur la table de chacun de nos jours et les éclaire. C’est aujourd’hui que les choses se passent. C’est aujourd’hui le jugement dernier, aujourd’hui la Passion, aujourd’hui la Résurrection. Tous ces évènements se réalisent dans chacun de nos jours. Enfin, c’est ce que je crois. Voici pourquoi chaque jour est à la fois plus dense, plus menaçant, et plus réjouissant.


Luc Adrian

















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